“la matière même, inconnue et innommable du chaos primitif” (Au Château d’Argol, p. 146)Au_chateau_dArgol,_1938.htmlshapeimage_1_link_0
 

Les Syrtes : terres de Sommeil. Dans le roman de Gracq, les Syrtes prennent les caractéristiques du pays du Sommeil. La province des Syrtes est comme le bout du monde, "l’Ultima Thulé des territoires d’Orsenna" (22). La mer des Syrtes est une mer morte : elle ne sert plus à rien ou presque "ses ports ensablés n’accueillent plus que des bâtiments côtiers du plus petit tonnage"(23). Aldo, à son arrivée sur la Rivage des Syrtes, éprouve un malaise indéfinissable d’engourdissement  : "nous roulâmes de longues heures à travers ces terres de sommeil" (24). A l’Amirauté rien ne bouge dans une forteresse sale et triste dont les environs semblent désertés : "L’aspect habituel du port était celui du profond sommeil"(25). Les personnages n’échappent pas à ce sommeil : les nouveaux compagnons d’Aldo "baillant leur exil", désorientés "par le laisser-aller somnolant de cette garnison pastorale"(26). Il semble bien que les Syrtes ensablées et gagnées par le sommeil, ne servent à rien. La guerre est oubliée. La province des Syrtes serait une « Belle au Bois-Dormant » d’un conte de fée qui ne serait pas pour les enfants. Mais, Aldo est celui qui réveillera l’Amirauté. Il est aux écoutes de l’étrange et du mystère. N’oublions pas qu’il représente "les yeux" d’Orsenna (27). Il est celui qui voit, qui regarde. Officiellement c’est "l’observateur" qui doit s’assurer que tout fonctionne bien à l’Amirauté. Mais le sommeil est plein de songes.


Rapidement les Syrtes ne sont plus pour Aldo une terre endormie. Aldo veille ; il observe car sur le front des Syrtes quelque chose se trame. Il semble à Aldo que des espions agissent sournoisement pour le compte du Farghestan. Mais Aldo ne sait pas qu’il est aux mains de ces agents invisibles. Il ignore qu’Orsenna se trahit elle-même jusque dans son Sénat. Il remplit toutes les conditions pour réveiller les Syrtes. Il appartient à l’une des plus nobles familles. Il se soucie peu des plaisirs de son âge (28). Il porte à l’étrange une curiosité extrême. Sa nature même le prédispose à être magnétiquement attiré par certains lieux, par certaines personnes ou certains actes. Aldo comprend rapidement que : "(…) le désœuvrement des premiers jours tendait à s’organiser malgré moi autour de ce que je ne pouvais hésiter plus longtemps à reconnaître comme un mystérieux centre de gravité : un secret s’attachait à la forteresse, comme un enfant à quelque cachette découverte dans des ruines"(29). Ce "lieu attirant"(30) se trouve être "La chambre des cartes"(31) où il repère la ligne rouge de la frontière de au-delà : "(…) s’étendaient les espaces inconnus du Farghestan, serrés comme une terre sainte à l’ombre du volcan Tängri (…)"(32).


Quand tout dort à l’Amirauté, Aldo garde "les yeux ouverts"(33). Il voit ce que les autres ne voient pas, tel Marino : "Tout dormait à l’Amirauté, mais de ce sommeil atterré et mal rassurant d’une nuit grosse de divination et de prodiges ; j’exaltais cette vie retombée de ma patience ; je me sentais de la race de ces veilleurs chez qui l’attente interminablement déçue alimente à ses sources puissantes la certitude de l’événement"(34). Aldo est celui qui trouble le sommeil car la sommeil n’est pas la mort, mais seulement "la petite mort"(35). Si Aldo trouble le sommeil par un acte, un geste, certaines personnes réveillent les dormeurs par la parole. Maremma offre au culte deux églises Saint-Vital la Cathédrale, et Saint-Damase. D’après Marino, Maremma "avait épousé Saint_Vital devant Dieu, et Saint-Damase de la main gauche" (36).


Saint-Damase est le centre d’alarmistes et de propagateurs. Son passé frappé d’interdiction, par suite d’hérésie attirait les riches hivernants sceptiques aux tendances illuministes (37). Sous les "hautes coupoles persanes" Aldo entend au cours de la nuit de Noël, un étrange sermon (38). Traditionnellement, Noël parle de joie, de douceur, de lumière, mais ici, il n’en est rien. L’officiant qui porte la "robe blanche des Couvents du Sud" est un magnétiseur (39). Il parle comme un prophète de la Bible, réveille les dormeurs : il annonce l’avenir d’Orsenna, sa destruction, en termes symboliques :  "(…) cette fête de l’attente (…), il nous est donné de la célébrer cette année sur une terre sans sommeil, sans repos, sous un ciel dévoré de mauvais songes, et dans des cœurs étreints et angoissés comme par l’approche de ces signes mêmes dont l’annonce redoutable est écrite au livre"(40). Pour les religieux, les Syrtes ne sont pas une terre de sommeil. On ne peut y sentir la quiétude, le repos. Même si la terre ne dort pas, les hommes dorment. La terre porte les signes du malheur et les hommes doivent secouer l’enlisement : "Ici, en cette nuit, je maudis en vous cet enlisement (…). Je maudis une terre trop lourde, main qui s’est empêtrée dans ses œuvres, un bras tout engourdi dans la pâte qu’il a pétrie. En cette nuit d’attente et de tremblement, en cette nuit du monde la plus béante et la plus incertaine, je vous dénonce le Sommeil et je vous dénonce la Sécurité"(41). "(…) et je vous dénonce les sentinelles de l’éternel Repos"(42). Ce sermon est précédé d’un vieux chant manichéen, qui jusqu’à preuve du contraire ne se trouve pas dans les recueils de chants de Noël. Julien Gracq nous a dit l’avoir inventé. "Il vient dans l’ombre profonde,/Celui dont ses yeux ont soif./ et sa mort est une promesse,/Et sa Croix soit mon appui./ O Rançon épouvantable,/ O, Signe de ma terreur,/ Le ventre est pareil à la tombe/ Pour la Naissance de douleur"(43). Ce chapitre est peut-être le plus beaux du roman, par sa vigueur, son atmosphère d’angoisses présage des cataclysmes, Julien Gracq a créé ici, un fantastique qui lui est propre, renversant les données habituelles de la liturgie et de sa symbolique. Même si les Syrtes "terres de Sommeil" sont une promesse de naissance et si la fête cyclique de Noël annonce un renouveau, la naissance sera douloureuse, elle entraînera la mort de la Seigneurie d’Orsenna : "In sanguine vivo et mortuorum concilio supersum"(44). La mort est nécessaire à la "re-naissance". La Bible, déjà, enseignait qu’il fallait dépouiller "le vieil homme". Dans les religions et les rites d’initiation des sociétés secrètes, on retrouve toujours ce symbolisme (45). "La mort est l’introduction dans les mondes inconnus des Enfers ou du Paradis ; ce qui montre son équivalence, comme celle de la terre, et la rapproche en quelque sorte des rites de passage. Elle est révélation et introduction. Toutes les initiations traversent une phase de mort, avant d’ouvrir l’accès à la vie nouvelle"(46). Les Syrtes ne sont qu’une étape transitoire, un passage de la mort à la naissance, du sommeil au réveil. Cet état se trouve dans toute l’œuvre romanesque de Julien Gracq.


"L’autre monde" (toute réserve étant faite sur ce mot) est précédé par la présentation d’un monde, d’une humanité, sans but apparent, dont la mort elle-même n’est qu’apparente ; certains traits significatifs trahissent une vie qui cherche à se dégager de ce sommeil, de cet enlisement, de cette attente.


Le monde et les êtres sont en devenir ; mais on ignore quel est ce devenir. Ils sont un monde à l’état brut, celui-là même qui existe avant la "révélation", avant la loi et la création réelle.


Les romans Gracquiens font penser à ces toiles d’Yves Tangy où à ces objets se situant entre la chose et le personnage, surgissent de plaines immenses où le règne végétal se différencie assez mal du règne minéral. La matière n’existe qu’à l’état brut et non organisé. Peu à peu, dans ce prélude à la création d’un monde, des leitmotive apparaissent, des réseaux naissent, des liens se tissent entre les individus, entre le monde et l’être, le Macrocosme et le Microcosme, entre l’être de chair et son moi profond qui vont engendrer la vie et créer l’action ou l’Evénement.


Nous abordons ici la philosophie Gracquienne dans sa démarche toute entière, et non dans son système. Le monde que nous avons sous les yeux est le monde dans sa réalité tangible, perceptible de tous. Il est ordinaire en apparence, et pourtant, il recèle dans ses coins les plus cachés et les plus inaccessibles une réalité à laquelle certains aspirent.


Ce monde informel, parfois même laid (La Roi Cophétua, La Route, Un Balcon en Forêt), monde de guerre, de boue, de désolation, est une promesse de résurrection, de transformation, de transmutation. Au cours du récit nous allons assister à son réveil, à son passage d’un état de mort à un état vivant, d’une matière vile à une matière noble. Cette philosophie on la trouve aussi bien chez les Surréalistes que chez les Alchimistes (47). La démarche est identique (48), à la différence que les alchimistes jaloux de leurs secrets ne dévoilent pas leur "matière première". Ils en donnent simplement les caractéristiques et les composantes sous le voile de l’allégorie analogique. Le bénédictin Don Pernety, dans son Dictionnaire Mytho-Hermétique (49) fait le recensement des diverses appellations ; il y en a des centaines. A chacun de trouver sa propre matière. Pour l’écrivain, il en est de même. A chaque récit correspond une "matière" différente mais obéissant à certaines lois que nous allons tenter d’établir.

Marguerite-Marie Bénel-Coutelou, Magies du Verbe chez Julien Gracq, Thèse pour le Doctorat de troisième cycle de Littérature française, Université Paul Valéry de Montpellier, Novembre 1975.