À la conquête d'une unité
 

En dernier lieu, considérons combien les scénarios répondent à une philosophie qui trouve ses racines dans le Surréalisme. Les romans - récits de Julien Gracq ne sont pas des applications concrètes d’une philosophie qu’il aurait de la vie. Il est loin de Camus ou de Sartre qui ont fait une littérature d’idées ; il en est même à l’opposé, mais une certaine philosophie se dégage de son œuvre. C’est une recherche qui est celle d’une réconciliation poétique de l’homme avec l’univers, et de l’homme avec lui-même. La philosophie ou le sens de l’existence qui se trahit dans l’œuvre de Julien Gracq est celle d’une conquête de l’unité, d’une réconciliation des antinomies : Corps et Esprit, Matière et Essence. (267). Voyons dans Au Château d'Argol comment se traduit cette conquête de l’unité.


La philosophie de la vie ou le sens de l’existence.

Dans le premier récit de Julien Gracq, on pourrait dire qu’il n’y a qu’un personnage : Albert. Le récit commence à son arrivée, et se termine à son départ. Les deux autres personnages, Heide et Herminien ne sont que des étapes, des expériences dans sa vie. Albert est présenté, dès le départ, avec un certain bagage culturel, intellectuel : il a accumulé derrière lui une jeunesse d’étude des livres de philosophie : « (…) il s’était fixé pour tâche de résoudre les énigmes du monde des sens et de la pensée » (268).


Dans son esprit, Albert classe les philosophes en deux groupes distincts : « Il lut Kant, Leibniz, Platon, Descartes, mais la pente naturelle de ses goûts le poussait vers les philosophies plus concrètes et certains osèrent dire plus courageuses (…) » (269). Ces philosophies plus concrètes selon lui, sont celles d’Aristote, de Plotin, de Spinoza, mais sa préférence allait de loin : « (…) pour le prince des génies de la philosophie, Hegel (…) » (270). Délaissant donc l’abstrait pour le concret Albert va, dans son manoir retiré du monde, expérimenter la philosophie d’Hegel : « (…) ce roi de l’architecture et de la science des ensembles, (…) celui qui a découronné toute connaissance abstraite de sa gloire, (…) celui pour qui les plus brillants systèmes philosophiques ne sont que les nébuleuses dont il compose sa gigantesque voie lactée (…) » (271).

Durant ces « profondes et capricieuses vacances » (272) Albert travaille avec ardeur les pages de la « logique » de Hegel (275). Car il s’arrête à une explication du mythe de la chute de l’homme. il lit chez le philosophe qu’il y a un « retentissement universel de la connaissance sur la vie spirituelle » (274). L’homme est fait d’un corps et d’un esprit (ou d’une âme). Les mots même de corps et d’âme ou d’esprit trahissent leur véritable signification. Ils sont chargés de tout un passé riche en sous-entendus qu’ils soient religieux ou moraux. Leur essence ne peut-être perçue que dans leur opposition les uns aux autres. Employons donc les mots de Hegel qui distingue le « spirituel » du « naturel ». C’est ce que d’ailleurs Gracq appelle le monde « des sens » en opposition au monde de « la pensée ». « Le spirituel est distingué du naturel, et plus spécialement de la vie animale, en ce qu’il s’élève à la connaissance de lui-même et d’un être à lui propre » (275).


Chez Albert nous trouvons cette distinction entre le corps et l’esprit, Son corps même évoque plus une nature éthérée qu’une nature charnelle. Les principaux traits de son visage font de lui un être, hors du commun « une demi- divinité » (276). Sa chevelure est blonde et aérienne, le nez est fin et droit. Mais on ne peut être uniquement « esprit » « figure angélique et méditative » (277). Même chez Albert, le naturel le trahit :  « (…) mais la spiritualité de cette physionomie était à chaque instant conjurée par la charnelle, la mortelle élégance du corps et des membres denses et longs : là étaient enserrés d’autres pièges ; une angoissante souplesse, une chaleur dormante, les ténèbres et les magies d’un sang lourd en peuplait les artères (…) » (278).


La connaissance et l’expérimentation sont deux moyens de parvenir à la paix c’est- à- dire à l’union du corps et de l’esprit. Rendons la parole à Hegel par l’intermédiaire de Gracq : « Cette division doit à son tour s’évanouir et être absorbée, et l’esprit peut s’ouvrir à nouveau une route victorieuse vers la paix » (279). Au cours de ces vacances à Argol, Albert va mesurer tout ce qui l’éloigne et la rapproche d’Herminien, son ami : l’union nécessaire (280) entre Albert et d’Herminien n’est que le reflet de l’union d’Albert, corps, et Albert, esprit. On ne reviendra jamais assez sur le caractère antithétique des deux personnages masculins de ce récit. Herminien est l’image même de la force, du matériel. Fans ce château perdu dans une Bretagne de fantômes et de légendes Albert va vivre une expérience d’union de son corps avec son esprit. Le récit a entre autre but celui de « finalement élucider » (281) l’union du « Spiritus » et de Corpus ».


Les mots, les définitions peuvent entraîner trop loin, et faire dire le contraire de ce que l’on a voulu définir. Il n’est pas question de dire (quoique cela fût possible, toute interprétation étant permise dans une œuvre d’art) que le récit est purement rêve d’esprit.


On pourrait imaginer qu’Herminien et Heide ne sont pas venus à Argol et qu’Albert a rêvé cette initiation. On pourrait même aller jusqu’à dire que le récit est une pure allégorie. Cela irait à l’encontre même du principe de démonstration de l’expérience.



Ecrire est un acte, à la fois matériel et spirituel. Nous ne pouvons nous résoudre à croire que cette expérience doivent être comprise simplement sur le plan spirituel. Ce qui ne veut pas dire que des recherches biographiques feraient coïncider comme sur une fiche policière des analogies quelconques. Même si dans la vie réelle, de l’écrivain, l’histoire se passe partiellement ou totalement dans l’esprit de l’auteur il semble qu’on puisse dire que dans le monde du roman, du récit plus exactement –notons la nuance voulue par l’écrivain et qui va dans notre sens -, il y a une expérience vraie..


Le nom du philosophe allemand Hegel, revient souvent sous la plume des surréalistes et sous celle de Julien Gracq, dans son premier roman. Au Château d'Argol est un peu, un manifeste où l’écrivain proclame vers qui vont ses admirations. Avec ses autres romans il ne changera pas de direction, mais il ne citera plus ou qu’exceptionnellement, les philosophes ou poètes qu’il considère comme étant à la base de sa philosophie. Sa prose d’ailleurs gagera à ne plus être soutenue par les citations de Hegel et autres…


Breton retenait essentiellement de Hegel sa méthode de la dialectique dont le mouvement, à l’inverse de la logique a pour moteur l’opposition des contraires qui tend à se réduire (282). Mais il en rejetait l’idéalisme. Les surréalistes ont maniés les philosophes et les écrivains avec beaucoup de subjectivité, acceptant ce qui répondait à leurs goûts et à leurs aspirations, rejetant ce qui n’allait pas dans leur sens. Ils ont fait ainsi avec la philosophie allemande, et avec l’ésotérisme où le mysticisme, où la foi les gênaient. On ne peut donc jamais parler de sources directes mais seulement d’influences partielles.


Néanmoins « le Surréalisme a fait sien certains concepts hégéliens : (l’humour objectif, la poétisation de l’art) et adoptera pleinement la dialectique comme méthode de dépassement des contradictions apparentes, la généralisation même pour en tirer des conclusions imprévues… » (283). Du Premier Manifeste du Surréalisme ressort une conception de la vie hégélienne où le corps et l’esprit sont appelés par la connaissance à résoudre leur caractère antithétique (284).


Dans le Second Manifeste les Surréalistes ont cherchés dans l’ésotérisme et surtout dans l’alchimie le principe de cette rédemption, par un retour au monde originel, à l’androgyne, être tenant à la fois de l’homme et de la femme. La cohérence que nous avons mise en valeur entre les textes de Gracq et les domaines Alchimiques – Religieux – Mythiques –Initiatiques, peut être donné par la philosophie hégélienne et cela permet une interprétation du processus alchimique au niveau théorique proprement dit où l’alchimiste cherche à mettre en présence des corps antithétiques et au niveau de la pratique. L’alchimie doit être toujours considéré sous son double aspect théorique et pratique. Les alchimistes l’ont symbolisé dans les lieux de travail qu’ils recommandent, le laboratoire, où l’on opère matériellement, et l’oratoire où l’on prie, où l’on réfléchit, où l’on recherche l’illumination spirituelle (285). L’œuvre romanesque Gracquienne est un peu à l’image de ces laboratoires- oratoires, où l’écrivain, manie les mots tentant par cette expérience physique, charnelle dirions – nous, de se réaliser pleinement dans le domaine de la pensée.


Toute l’œuvre Gracquienne est construite sur l’antithèse et la tension à la réduction des contraires dans l’union. Sa démarche est une conquête de l’unité à partit d’un monde double (286) Il ressort curieusement des récits Gracquiens deux sortes de personnages principaux qui s’opposent mutuellement : il y a d’une part le personnage de premier plan, sorte de héros, esprit éthéré qu’il s’appelle Albert, Aldo, Gérard, Christel ou le narrateur dans Le Roi Cophétua ; il y a d’autre part le personnage grâce à qui le récit existe, car c’est lui qui tient les fils de la destiné : c’est le personnage fort, réaliste, actif que l’on retrouve dans Herminien, Vanessa, Allan, Dolorès, ou Jacques Nueil (287).


Le premier personnage semble avoir toutes les sympathies de l’écrivain qui va jusqu’à lui faire dire « je » par deux fois (288). Le deuxième personnage est inquiétant, Herminien ressemble à Méphistophélès, Allan est le Ténébreux, Vanessa, l’oiseau noir (289).


Il n’a pas toujours la sympathie de l’écrivain (290) mais il provoque une sorte d’admiration mêlée d’effroi car il est fascinant : Grégory, personnage secondaire d’Un Beau Ténébreux, ne cache pas son attirance pour Allan : « (…) ce culte secret, chaste, d’enfant à enfant du même sexe, qui naît de certains privilèges physiques exorbitants et reste pour moi plus mystérieux et plus sauvagement injuste que l’amour (…) » (291). Ce personnage semble connaître l’avenir, car c’est lui qui le fait, il est ce démiurge qui tient les rênes de la destinée qui est une tension vers la mort : « Il me semble qu’Allan à mes côtés m’incite sans cesse à ce petit geste irréfléchi qui sépare la vie de la mort, le raisonnable de l’incalculable, - qui résulterait de la perte pendant une seule seconde du contrôle de soi ; dans un wagon à ouvrir plutôt la porte qui donne sur la voie,- é braquer, pour voir, le canon d’un revolver dans telle direction,- a mettre, pourquoi pas ? sa signature au bas de tel chèque vraiment sans provision – geste dont l’imminence, écartée de nous sans cesse au prix d’une tension telle et si ininterrompue qu’à la fin comme l’acrobate sur sa corde raide nous en perdons tout à fait conscience, me fait songer à ce mot que j’ai lu dans je ne sais plus quel philosophe : « le diabolique, c’est le soudain » (292). Il véhicule de la vie, de la mort, de l’amour, de la connaissance, une idée violente.


Pour nous rapprocher de la conception de Hegel, vu par Julien Gracq (293), considérons qu’en quelque sorte le premier personnage rentre dans la catégorie de « l’abstrait », du « Spirituel » (294) et du  «monde de la pensée » (295). Par opposition, le deuxième personnage rentre dans la catégorie du « concret », du «naturel » (296) et du « monde des sens » (297). Nous avons conscience de ce que cette dichotomie présente un caractère, non pas plus artificiel mais abusif car nous avons vu qu’Albert était  également un être de chair (298) parfois proche d’Herminien. Toute classification présente un caractère abusif, il ne s’agit pas d’en être esclave. Néanmoins la division entre les deux personnages antithétiques chez Gracq est incontestable (299). Le monde Gracquien est bâti sur l’antithèse ; les personnages, la nature (la mer, la forêt), les éléments ( le jour et la nuit), les actions (l’Amour, la guerre ; l’ennui, l’action). A un certain moment donné, après une longue attente, les deux personnages antithétiques s’unissent : c’est l’extase, l’union violente, la communion parfaite dans l’amour, l’art, la connaissance ou le sacrilège : Le personnage ne se sent plus alors incomplet, seulement « esprit » ; mais dans son union avec son contraire, son double, que ce soit Herminien, Nueil, Vanessa, Allan ou Dolorès. Il prend conscience du monde des sens dans l’art, l’amour, la mort. Cette union est brève car elle mène inévitablement à la mort : Herminien est tué par Albert, Nueil a quelque chose du fantôme, Allan et Dolorès se tuent, Vanessa disparaîtra vraisemblablement dans le cataclysme final qu’elle a provoqué en envoyant Aldo voir le Tangrï.


A ce point de notre étude, on peut se demander si l’écrivain estime comme une chose bonne, bénéfique, cette union des contraires, du « Corpus » et du « Spiritus ». Inconsciemment il semble la trouver mauvaise, car il la frappe invariablement de sa malédiction. Et pourtant, cette union vouée à la destruction du monde et des êtres semble l’envoûter, le fasciner : chaque récit est une tentative de nouvelle expérimentation. Un Balcon en Forêt semble faire exception: il échappe à la structure habituelle de l’antithèse, du moins dans la présentation des personnages. L'amour entre Mona et Granges ne semble pas répondre à un besoin d’union entre deux aspects antithétiques et contradictoires ; c’est plus simplement un amour fou, naturel entre deux jeunes gens que la menace de la guerre rend parfois plus graves et moins insouciants.


En outre, dans ce récit il n’y a pas de troisième personnage dont le rôle est très important dans les autres romans car il aide à la réduction des contraires. Il est « l’instrument » de l’unité : Heide, la Servante. Ce personnage représente l’amour. Dans Le Rivage des Syrtes et dans Un Beau Ténébreux, il n’existe pas réellement et pourtant on le sent en filigrane derrière la trame qui se dessine à chaque phrase, à chaque page nouvelles. C’est l’amour nous l’avons dit mais c’est aussi la mort et la fascination qu’elle exerce sur les vivants :  « quelque chose s’approche : quelle surprise ! c’est la Mort ? Ce n’est que la mort » (300).

Certains poèmes de Liberté Grande n’échappent pas à cette malédiction de la mort et du sommeil qui lui ressemble : Julien Gracq trouve dans la mythologie antique et plus précisément égyptienne un réservoir inépuisable d’images au sujet du voyage dans l’au-delà, du double (la barque funèbre), etc.… : « A minuit, par un clair de lune coupant comme un rasoir, je détachais l’amarre de la galère funèbre, - et voguais. De longues étendues de terre plaine, des vols de ramiers blancs fantomatiques comme les berges, c’était le premier éveil de cette marine féerique que j’improvisais dans le creux du paysage nocturne » (301). « Le prodige calme de la lune aspirait par les fenêtres la vie de cette chambre ténébreuse, comme un embaumeur vide un crâne par ses narines, remplaçant le souffle chaud de la vie par un éther glacial et vierge – mêlait sans effort la pièce vide aux grottes noires du jardin enchanté » (302).


Un schéma va nous permettre de vérifier les classifications que nous venons d’établir au sujet de la psychologie romanesque Gracquienne dans la mesure où cette dernière tend à réduire les contraires.




Si maintenant nous rapprochons ce schéma sur « l’union des contraires » du schéma sur le caractère initiatique du récit Gracquien (303) nous faisons une série de constatations : malgré certaines différences, les deux schémas sont pratiquement superposables. A la série « Initiateur » (304) correspond la série « Naturel ». Le groupe « Initié » fait écho au groupe « Spirituel ». Le « moyen » est proche de « l’Instrument » et enfin « l’Union » est cette unité à laquelle tend toute la « quête de Julien Gracq.


Il nous est ainsi possible de vérifier la structure de l’œuvre romanesque Gracquienne qui est basée sur l’union des contraires, « Spiritus » et « Corpus » - « Initié » et « Initiateur »- dans un acte suprême (l’amour, la mort, la connaissance). Nous rejoignons par là, la structure du processus alchimique qui tend à unir les contraires, le soufre et le mercure, l’eau et le feu, au cours d’une union brève et fulgurante qui donne l’illumination, ca que les alchimistes appellent la Pierre Philosophale, qui rend l’homme semblable à Dieu et au Diable, possesseur de la vérité, de bonheur et de la connaissance suprême. Outre l’emploi d’un certain climat, d’un certain vocabulaire, c’est en ce sens que l’œuvre de Julien Gracq s’approche des initiations antiques et de la philosophie qui se dégage de l’étude de l’alchimie, mais ce serait une erreur que de confondre leurs enseignements traditionnels avec une œuvre qui ne se laisse enfermer dans aucun système. Jamais, elle ne peut être réduite à des œuvres artistiques dites « surréalistes » car c’est dans la vie quotidienne et non pas dans les œuvres qu’opère l’essentiel du génie poétique.

 

Marguerite-Marie Bénel-Coutelou, Magies du Verbe chez Julien Gracq, Thèse pour le Doctorat de troisième cycle de Littérature française, Université Paul Valéry de Montpellier, Novembre 1975.