Conclusion
 

L’étude des mythes (1), des archétypes (2), du vocabulaire si étrange qu'il nous fascine, si miroitant et profond qu'il éveille en nous des analogies, montre qu’ils naissent du registre du symbolisme(3) hermétique. En effet par ses préoccupations métaphysiques, culturelles, esthétiques dues au milieu surréaliste (4) et à ses propres recherches - romantisme allemand et un certain goût pour le mystère, l’étrange, l’occulte (5), l’écrivain est sans cesse ramené au symbolisme hermétique sans que cela apparaisse toujours dans sa conscience claire. Il devient un médium (6) dans un contexte romantique grâce à sa structure mentale, à sa sensibilité et surtout grâce à un vocabulaire et un style su caractéristiques qu’ils n’appartiennent qu’à lui et dont nous avons essayé de capter les magies, les reflets infinis et chatoyants.

Nous nous sommes situés au point de rencontre du monde de l’écrivain et de celui du lecteur : à cet instant d’émotion poétique où l’univers culturel du lecteur vient faire briller telle facette de ce kaléidoscope qu’est le texte, ou si l’on préfère, vient faire briller dans la tresse textuelle tel fil particulier. C’est cette vibration infinie car variant avec chaque lecteur du texte que nous avons tenté de décrire.


Pour cela nous avons mis en valeur des analogies, nous avons présenté, en regard du texte Gracquien un certain nombre d’autres textes pris dans les domaines mythologiques (7), religieux (8), alchimiques (9), et il est apparu que les romans de Gracq fonctionnent comme des textes hermétiques ayant un secret à nous livrer. Ainsi, la géographie de l’univers Gracquien et la structure temporelle, signifient au delà d’une simple cohérence romanesque ou imaginaire. De même, les étranges personnages fonctionnent comme des supports symboliques, et leurs mouvements ambigus semblent vouloir nous initier aux mystères du monde. Peut-être, pourra-t-on nous reprocher de n’avoir jamais clairement sondé ce mystère, de n’avoir pas dessiné ce secret avec précision, d’avoir constamment brouillé ce qui aurait pu être une signification totale de l’œuvre de Gracq ?


Sans doute, aurait-il été séduisant d’établir la cohérence de l’œuvre autour du seul univers alchimique. Une telle tentative nous est apparue comme excessivement réductionniste. Nous avons plutôt cherché comme Jacques dans Un Beau Ténébreux « une certaine épaisseur à traverser »(10). Nous entendons par là que seul compte ce voyage à travers une certaine épaisseur du texte, qui nous a permis d’éclairer l’espace d’un roman, tantôt le processus initiatique (11), tantôt un paysage oriental (12) tantôt l’union alchimique du mercure et du soufre (13). Mais une fois ce parcours accompli, ce que révèle l’autre coté du texte n’est plus du domaine de la critique dans la mesure où ce n’est plus le texte (14).


Néanmoins nous avons mis en valeur la cohérence de l’imaginaire Gracquien telle qu’elle se dessine en filigrane à travers chaque récit (15) et certains poèmes en prose (16). Cette cohérence est le fruit d’une philosophie – surréaliste (17) et remontant plus loin dans le temps, ésotérique (18)- d’une réconciliation poétique de l’homme (19) et de l’Univers (20) d’une part, et de l’homme et de son moi profond, d’autre part. Cette philosophie est profondément enracinée dans l’œuvre de Julien Gracq (21) par l’intermédiaire des mots, de la Parole, du Verbe. Chez cet écrivain le Verbe est le lieu de rencontre de l’homme et de son double –ou de son contraire -.


Cette plaque sonore où chaque touche émet des vibrations infinies est polyphonique (22) : à l’imitation de Rimbaud (23), Julien Gracq invente des sensations, exprime l’inexprimable, fixe des vertiges, que le lecteur reçoit selon son propre registre. Le Verbe Gracquien est essentiellement magique dans la mesure où la magie donne à l’homme le moyen de maîtriser les forces qui le dépassent, les pouvoirs qu’il ignore ; il renoue avec les mythes qui, depuis que l’homme écrit et dessine, sont les miroirs réfléchissants et déformant (24) des aspirations de l’homme à se connaître et à connaître l’univers. On comprend dès lors que le premier récit de Julien Gracq ait pu attirer autant l’attention perspicace d’André Breton qui reconnaissait dans Au Château d'Argol l’aboutissement du Surréalisme « où sans doute pour la première foi, le surréalisme se retourne librement sur lui-même pour se confronter avec les grandes expériences sensibles du passé et évaluer , tant sous l’angle de l’émotion que sous celui de la clairvoyance, ce qu’a été l’étendue de sa conquête » (25).


Une telle méthode nous apprend-elle quelque chose quant au processus de création littéraire ? Cela revient à poser le problème de l’intégration des éléments extérieurs aux textes dans la conscience claire de l’écrivain. Nous avons maintes fois, souligné les rapports que Gracq avait pu avoir avec certaines préoccupations ésotériques. L’écrivain n’a jamais affirmé avoir voulu écrire des textes hermétiques.


Il reconnaît néanmoins qu’il est souhaitable que ses romans suscitent des analogies avec de tels domaines, mythologiques,, ésotériques, alchimique. La solution pourrait sans doute être découverte au niveau inconscient. N’y a-t-il pas quelque chose de commun entre l’univers culturel qui se déploie dans le texte et l’univers intérieur du poète ? Une structure identique régirait, à la fois, l’imaginaire, et les motifs culturels intégrés à l’œuvre. Il y a ici, matière à une étude qui mettrait en parallèle d’une part une psychanalyse de l’imaginaire lisible dans les textes et d’autre part une analyse des structures inconscientes sur lesquelles s’articulent les récits alchimiques et les mythes.


Alors l’occultation de ce monde hermétique –qui n’apparaît que brouillé- pourrait être interprétée comme de l’auto-censure, qui semblerait justifiée par le caractère impopulaire du sujet.


En ce qui nous concerne, nous n’avons pas voulu apporter une contribution à une genèse de l’œuvre, mais plutôt tenter une analyse d’un processus de lecture et de réception poétique. Nous nous refusons donc à relier les romans de Gracq et le hors-texte culturel que nous avons décrits, par un quelconque lien de cause à effet...


Nous avons simplement mis en relief la création par J. Gracq d’un univers d’objets mystérieux, univers de signaux et de signes, ou l’esprit est renvoyé à lui même et ne cesse de s’interroger sur son destin, de le re-passionner par toutes les ressources et tous les mirages d’une réflexion attentive, plus proche de la rêverie pleine de charmes d’un poète que d’une recherche de savant, d’érudit ou même de simple curieux.


1.La Purification, 1ère Partie, ch. 3. Mythe de Prométhée, (Venise).

2.Tentation de faire ce qui est défendu, passer la frontière, IIème partie, ch. 1.

3.Avec les réserves que nous avons données. Cf. IIème partie, pp.143 –146.

4.Introduction, ch.3.

5.Introduction, ch.3.

6.Au sens Hugolien du mot, de Mage, de Voyant, de Prophète.

7.IIème partie, ch.2.

8.Signification du mot Tangrï : Ciel, Dieu (en turco-mongol).

9.1ère Partie, ch. 3. (Le Roi Cophétua mis en parallèle avec « La Purification du Maure » du Splendor Solis de Trismosin IIème partie, ch.5.

10.Un Beau Ténèbreux, p.19.

11.IIIème partie, ch. 3. (La Chapelle des Abîmes).

12.IIème partie, ch.1, 2, 3. (Le Rivage des Syrtes).

13.IIème partie, ch. 1. ch. 5. (La Route).

14.IIIème partie, ch. 2. (Au Château d’Argol ).

15.Au Château d’Argol, Un Beau Ténèbreux, Le Rivage des Syrtes, La Presqu’île : « La Route, Le Roi Cophétua »

16.Liberté Grande et plus particulièrement « Venise » 1ère Partie, ch.3.

17.IIIème partie, ch. 4.

18.IIIème partie, ch. 4.

19.Microcosme.

20.Microcosme.

21.Schéma initiatique p. 294 et schéma de l’unité p.347

22.A plusieurs sens.

23.Rimbaud, Une Saison en Enfer. Délires II (Alchimie du Verbe) : « J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges ».

24.A ce sujet, se reporter à Gombrich (E.H.), L’Art et l’lIlusion, traduit de l’anglais par Guy Durand, N.R.F., Bibliothèque des Sciences Humaines , 1971.

25.André Breton, « Situation du Surréalisme entre les deux guerres », Discours aux étudiants Français de l’Université de Yale, 10 décembre 1942 (texte repris dans La Clé des Champs, Paris, Pauvert, 1967, p. 72).

Marguerite-Marie Bénel-Coutelou, Magies du Verbe chez Julien Gracq, Thèse pour le Doctorat de troisième cycle de Littérature française, Université Paul Valéry de Montpellier, Novembre 1975.