Imaginaire et ésotérisme
 

Nous avons choisi d'illustrer notre chapitre "Imaginaire et Esotérisme" à l'aide de deux exemples qui nous paraissent frappants. Il s'agit d'un récit tiré de La Presqu'île (217) : "Le Roi Cophétua" et d'un poème en prose extrait de "Liberté Grande (218) : "Venise".


Mais auparavant le titre du chapitre mérite quelques explications : pourquoi "Imaginaire et Esotérisme" ? ; "Imaginaire" parce qu'il s'agit d'étudier le rôle de l'imagination dans la transformation du réel ; "Esotérisme" parce que le schéma du résultat obtenu correspond à celui d'un schéma ésotérique dans les deux cas. Dans le premier exemple, il s'agit d'une gravure, tirée d'un manuscrit alchimique : "Spendor Solis" (219), longuement décrite et expliquée par René Alleau dans la Revue Jardin des Arts (220). Dans le second exemple il s'agit d'une carte du Tarot, l'Arcane XV intitulée "Le Diable".


Le Tarot est un jeu de cartes très ancien (on voudrait le faire remonter aux Egyptiens) qui met en œuvre un monde de symboles. La forme la plus traditionnelle en occident est le tarot de Marseille dont les vingt deux arcanes majeurs sont interprétés diversement selon qu'ils sont employés par les diseuses de bonne aventure, par les alchimistes, etc. ; néanmoins le schéma général est toujours le même car il fait appel à des notions symboliques de couleurs, de nombres, de signes qui se recoupent dans les diverses interprétations. Le Tarot avait tout pour plaire aux surréalistes : la magie, la naïveté, l'appel à la divination, à la voyance et Breton s'en est souvenu dans Arcane XVII : "L'Etoile".


Mais revenons au récit intitulé "Le Roi Cophétua" et mettons en parallèle son schéma et un schéma alchimique qui trouve son illustration dans une gravure du XVIe siècle (221).


"Le Roi Cophétua" est le dernier récit d'un ensemble de trois textes parus à la librairie José Corti en 1970, sous le titre de l'un deux : La Presqu'île. L'anecdote de ce court récit de soixante huit pages est simple : le héros, qui est en même temps le narrateur se rend dans l'après-midi de la Toussaint au rendez-vous que lui a donné l'un de ses amis Jacques Nueil, musicien et officier aviateur. Un télégramme l'a invité à venir se rendre à Braye dans la grande maison perdue au fond d'un parc touffu où Jacques doit venir en permission. Nous sommes en 1917 et on entend au loin les roulements de la canonnade qui rappellent à chaque instant que la guerre est proche. Mais Jacques n'est pas au rendez-vous. Il ne viendra pas.


C'est une jeune femme très belle, mystérieuse qui l'accueille, le sert, et au terme d'une longue attente s'offre à lui sans un mot. Le lendemain, il fait soleil, les oiseaux chantent. C'est pourtant le jour des morts. "Le Roi Cophétua" est un récit très riche en poésie, et en mystère. Envoûtant à la lecture car on se pose de multiples questions.


1. Un récit envoûtant : La poésie du texte est sensible au niveau du climat qui se dégage à travers trois éléments essentiels qui sont, l'époque de l'année où se passe l'histoire, le cadre dans laquelle elle se déroule et enfin l'histoire d'amour toute simple et naïve qui en constitue le point sublime.


a) L'époque. C'est la Toussaint, le 1er novembre. Ce n'est pas l'automne des feuilles mortes mais des grandes pluies (222). Il y a dans le récit un très net contraste entre la Toussaint et le lendemain, le Jour des Morts, le 2 novembre. Dans la liturgie chrétienne la Toussaint est un jour de joie, c'est la fête de tous ceux qui sont admis à contempler Dieu, tandis que le 2 novembre est un jour de prières et de sacrifices afin d'aider ceux qui ne sont pas encore sauvés, à accéder au bonheur suprême.

b)-Or, le climat rendu par l'écrivain bouleverse la donnée symbolique de la liturgie. En effet, dans "Le Roi Cophétua" il pleut, le jour de la Toussaint, et il fait un soleil printanier, le jour des morts. Cette ambiguïté n'est pas sans être significative.


c) Le Cadre est également fait tout en contrastes. Aux premières pages longues en descriptions, de la banlieue parisienne, morne et boueuse en cette période de l'année, succède la forêt qui entoure le village de Braye, ruisselante d'eau pure et baptismale.


d) La maison de Jacques Nueil cet aviateur que nous ne voyons jamais mais dont l'absence est lourde de signification, est déroutante par son modernisme, parfois agressif, par ses couleurs, et ses escaliers où les personnages se déplacent comme dans un rêve. Le merveilleux et le réel se côtoient tout au long du récit. Ils semblent doués de signification. Un climat oppressant se dégage de cette demeure étrange où une servante accomplit les gestes du service, telle un fantôme. Deux pianos, un tableau qui envoûte le narrateur, des miroirs profonds dont il se sent prisonnier et enfin des cristaux qui vibrent à chaque coup de canon : tel est le cadre de ce récit inquiétant et mystérieux.


e) L'Amour qu'après une longue attente, la servante offre au narrateur est dénué de toute vulgarité. Ici l'amour fait partie d'un rituel simple et noble à la fois. Même si Au Château d'Argol fait exception à la règle (223) c'est une constante chez Julien Gracq ; on la retrouve dans Un Beau Ténébreux, dans Le Rivage des Syrtes, dans “Un Balcon de Forêt” et dans "La Route" La Presqu'île.

Les gestes de l'amour sont peu décrits, l'écrivain ne cédant pas à la tentation d'une certaine mode commerciale, et pourtant ses récits sont d'une extrême sensualité, dans la mesure peut-être, où rien n'est vraiment dit, mais où chaque geste, chaque mot est érotique – le mot étant pris dans son sens étymologique grec de désir. Un climat d'une sensualité subtile se dégage du Roi Cophétua. Le cinéaste belge André Delvaux a fait de cette scène d'amour le point culminant de son film (224), en la baignant dans une atmosphère marine: par un procédé de ralenti cinématographique, les cheveux de la servante, semblables à des algues, enveloppaient le corps de l'homme englouti dans cette sorte d'aquarium qu'était la chambre.


2. Un récit mystérieux , "Le Roi Cophétua" n'est pas simplement un récit poétique : il est également mystérieux. Avec le narrateur nous nous posons certaines questions : pourquoi Jacques ne vient-il pas ? Qui est cette jeune femme ? Est-ce la maîtresse de Jacques, ou sa servante ? Agit-elle sur l'ordre de Jacques ? Et enfin, que signifie ce rituel : la table, le lit ?. Nous nous posons d'autres questions, dont le narrateur, cette fois connaît la réponse : le narrateur est-il revenu par la suite dans la maison de Jacques ?

A-t'il revu Jacques ? Ce dernier, n'est-il pas mort ?. Jacques se situe sur le même plan que celui de l'écrivain : il est le metteur en scène, celui qui tire les ficelles. Il a laissé sur la route du narrateur quelques points de repère : la servante et le tableau du Roi Cophétua. Derrière Jacques, l'écrivain nous laisse également des points de repère, à nous de débrouiller les fils et de trouver la signification de cette histoire. Tout au long du récit, le narrateur est hypnotisé par le tableau du Roi Cophétua dont il ignore au début le nom. Il le regarde, essaie de le déchiffre . Il s'identifie tellement au Roi More qu'il se sent devenir le prisonnier du tableau. On serait tenté de prendre ce tableau comme un simple procédé d'un art baroque où la vie serait le reflet de l'art et inversement.

Mais Julien Gracq a dépassé, ici, semble-t-il, le thème baroque du tableau dans le tableau (225) que l'on voit dans Las Meninas de Vélasquez, ou celui du récit dans le récit dont le roman de Gide, Les Faux Monnayeurs est le modèle du genre. Il existe un tableau à Londres intitulé "Le Roi Co
phétua". La vision du film Le Rendez-vous à Bray de Delvaux, a permis à Julien Gracq, de revoir ce tableau Préraphaélite de Burne-Jones, Le Roi Cophétua et la Mendiante. Il nous a dit avoir été étonné de ne pas retrouver le tableau qu'il se souvenait avoir vu à l'âge de dix-neuf ans à la Tate Gallery à Londres. Il est bien certain, que de nombreuses années se sont écoulées et que Gracq ne pensait pas alors qu'il se servirait de ce tableau comme point de départ d'une nouvelle. Il fut étonné nous a-t'il précisé de voir la jeune femme en noir et non en blanc comme il se l'était imaginé. La position des personnages l'intrigua même.


L'imagination créatrice a recréé un tableau dont les différents éléments, la position des personnages, la couleur des vêtements, et le nom même du tableau appartiennent non pas au tableau de Burne-Jones mais à la gravure emblématique du texte alchimique "Spendor Solis". Nous allons constater comment, l'inconscient rejoint le Grand Art (nom donné parfois à l'Alchimie par ceux qui la pratiquent).

"Le Roi Cophétua" : Un tableau emblématique : Si nous considérons qu'un emblème est une figure symbolique avec une légende, le tableau du Roi Cophétua, aperçu par le narrateur, semble être un emblème dont la légende serait à deviner. En effet au début du récit, le narrateur ignore le nom du tableau. Il le devinera par la suite. Le personnage du Roi Cophétua sort de la légende des ballades anglaises. C'est un roi africain qui aurait épousé la fille d'un mendiant. Le vers auquel pense le narrateur, dans le récit, est tiré de l'acte II scène 1, de "Roméo et Juliette" de Shakespeare. "When King Cophetua loved the begger maid".


Ce roi a inspiré également Ben Jonson et Tennyson avec La Fille du Mendiant. Julien Gracq rappelons -le a vu à dix-neuf ans à la Tate Gallery le tableau de Burne-Jones Le Roi Cophétua et la Mendiante. Mais si nous comparons le tableau de Burnes-Jones et le tableau décrit dans le récit de Gracq, nous constatons qu'ils diffèrent. Relisons le texte de Gracq : "(...) Je vis alors se dégager peu à peu un personnage en manteau de pourpre, le visage basané, le front ceint d'un diadème barbare, qui fléchissait le genou et inclinait le front dans la posture d'un roi mage (226)."... " Devant lui, à gauche, se tenait debout – très droite, mais la tête basse – une très jeune fille, presque une enfant, les bras nus, les pieds nus, les cheveux dénoués (...). Le visage du roi More me poussait à chercher du coté d'Othello, mais rien dans l'histoire de Desdémone n'évoquait le malaise de cette Annonciation sordide. Non. Pas Othello. Mais pourtant Shakespeare... Le Roi Cophétua ! Le Roi Cophétua amoureux d'une mendiante... " When King Cophétua loved the begger maid " (227). Il s'agit bien plus, dans ce texte, d'une étrange cérémonie, que du tableau intimiste de Burne-Jones, où un jeune seigneur (rien ne prouve que ce soit un roi, sinon le titre du tableau) est assis aux pieds d'une jeune fille, dans une attitude de soumission amoureuse.


Par contre nous nous trouvons dans une gravure hermétique du XVIe siècle bien des analogies avec la description de Gracq. Il s'agit de "l'Ethiopien"
gravure tirée du Splendor Solis de Trismosin, le précepteur de Paracelse. L'exemplaire de Berlin date de 1532-1535, celui du British Muséum de 1582. L'ouvrage a été traduit en français : La Toison d'Or (228) au XVIIIe siècle. Mais diverses éditions imprimées montrent l'intérêt porté à ce livre ; la première parût à Rorschachen en 1598. Elle fut illustrée de gravures sur bois coloriées. Cette édition fut suivie par une autre en 1600. Une troisième parût à Bâle en 1604. Il y eut encore ensuite une édition à Hambourg en 1708 (229). Voici le commentaire qu'en fait René Alleau spécialiste des questions alchimiques, et notons le, ami d'André Breton et de Julien Gracq, dans l'article de Jardin des Arts intitulé La Purification du Maure (230) ou La Spiritualisation des Corps (231) :

“L'Homme, figure du ‘sujet’ du Grand-Œuvre, est ‘noir comme un Maure’ selon le texte manuscrit. Il est plongé ‘dans un bourbier’. La jeune femme aux ailes blanches porte une couronne d'or et une étoile d'argent. Elle se prépare, selon le texte, à revêtir le ‘Maure’ d'un manteau de pourpre ‘avant de l'entraîner vers la lumière et le conduire au Ciel’. Cette apparition céleste est le symbole de la vérité initiatique venant délivrer le profane de son aveuglement, de son ignorance et des impuretés terrestres. Techniquement elle représente le ‘Spiritus Mundi’, ‘Esprit du monde’ ou ‘Ame universelle’, ce mystérieux rayonnement dont la captation est le but principal de l'Alchimie” (232).

C.G. Jung dans Psychologie et Alchimie (233) présente une autre vignette de l'Ethiopien illustrant la Nigredo (234). Selon les éditions, les vignettes différent; elles sont plus ou moins noires, plus ou moins colorées. Mais le sujet reste le même dans les différentes gravures et dans le texte de Gracq ; et le schéma est identique : -Un roi est plongé dans la boue. Il est noir. Il reçoit des mains d'un ange un manteau de pourpre. Dans le texte de Gracq, le roi Maure est déjà revêtu du manteau de pourpre. L'homme d'un geste d'humilité remercie la jeune fille. Son geste est même celui de l'adoration amoureuse. "When King Cophétua loved the begger maid". "Quand le roi Cophétua était amoureux d'une pauvre servante". Dans le récit de Gracq, le narrateur désire la jeune femme. Tout d'abord c'est inconscient "Je la désirais. Je l'avais désiré, je le savais maintenant, dès la première seconde, dès que mon pas au côté du sien avait fait craquer le gravier de la cour" (235). Le tableau décrit par Gracq semble être tout au long du récit, un miroir du récit. Ce n'est d'abord qu'un rectangle sombre d'où surgissent peu à peu deux personnages, un homme, une femme. L'homme est un élu, c'est un roi. Il est à genoux devant une jeune fille dont le vêtement pauvre et servile cache le rôle de médiatrice. La jeune fille aux ailes d'ange, apporte la révélation, elle fait de l'homme un initié. La jeune femme du récit n'est pas une mendiante mais une servante. La légende est actualisée car notre époque n'est que le recommencement d'époques antérieures. La vie n'est qu'un éternel retour où l'homme est toujours le même : il est dans le noir, dans l'ignorance et attend la révélation. Notons que le narrateur éprouve la sensation de rentrer dans le tableau : J'élevai encore un peu le flambeau et je me penchai sur elle. Je la regardais, et il ne semblait que je me regardais aussi me pencher sur elle. Je me sentais entrer dans un tableau, prisonnier de l'image où m'avait peut-être fixé ma place une exigence singulière "(236). "Je montais les marches derrière elle ; (...) le sang battait à mes oreilles, et pourtant il me semblait que j'assistais à cette ascension silencieuse" (237). C'est donc bien à travers la gravure du Roi Cophétua que nous devons retrouver un aspect de la signification du récit. L'exemple que nous venons de prendre a permis de mettre en relief -d'une part les ressemblances existant entre le texte de Gracq et la tradition alchimique relative à la "Purification" - d'autre part les différences dues au pouvoir tout personnel de l'écrivain dans le domaine de l'imaginaire.


Mais ce récit n'est pas le seul à emprunter des schémas communs aux scénarios ésotériques. En effet le poème en prose tel que le pratique Julien Gracq dans Liberté Grande répond parfois à ce besoin d'analogie. Nous avons pris comme exemple l'un de ses plus beaux poèmes qui n'est pas le moins étrange : "Venise". Nous l'avons mis en parallèle avec une lame du tarot, l'Arcane XV : "Le Diable". Gracq connaît le tarot, il l'a pratiqué, et pourtant il ne semble pas qu'il se soit inspiré de cette lame pour écrire son poème. Il nous a dit avoir simplement rêvé autour du nom "Martinengo". Ce mot générateur de tout le poème se trouve à la fin de la première phrase qui est longue et souple, selon un procédé que nous avons déjà remarqué : "Sur cette plage où la neige volait de conserve avec de légères frondaisons d'écume, aux rayons du soleil de cinq heures, je sonnais à la grille du palais Martinengo" (238).


Le palais Martinengo existe réellement à Venise. Il est situé sur le Grand Canal, et son nom inscrit sur la pierre est seulement visible du canal. Nous l'avons vérifié. L'écrivain, lors de ses passages à Venise a certainement vu l'inscription "Martinengo" (239) à moins qu'il ait simplement entendu parler de ce palais dont le nom a pu réveiller en lui le souvenir de cette riche famille italienne dont on peut encore voir le mausolée à Brescia. Voici donc la source consciente du poème, un lieu privilégié, Venise, ville à laquelle le poète porte une grande prédilection, dont son séjour et ses passages dans la ville sont le témoignage (240), et un souvenir historique et artistique dans l'emploi du nom "Martinengo". Mais à vouloir expliquer aussi sèchement les sources conscientes du poème, nous risquons de passer à côté de sa véritable inspiration : car de la ville de Venise que reste-t'il dans le poème sinon une atmosphère, et du nom de Martinengo, sinon un mot étrangement sonore et musical ? Moins que partout ailleurs, le texte, ne doit pas être compris de façon réaliste, car le poème est le produit d'une rêverie, donc de l'inconscient. Le poète fait le vide dans son esprit afin que s'y puissent opérer un afflux incontrôlé des mots et des pensées. Le discours se fait de lui-même sans contrôle personnel , du moins rationnel et logique. Le poème est curieusement fait de larges évocations poétiques et de mots d'une banalité dont le retentissement est parfois comique. Le narrateur que l'on imagine être l'écrivain, un soir, se trouve seul à la grille d'un palais. On retrouve ici le même scénario que dans ses romans, un homme seul frappe à la porte du mystère qui va peut être dévoiler toutes ses possibilités. Mais ici, personne ne répond. Alors de la main gauche, il fait le geste absurde, d'un enfant mal élevé, il brise la vitre de la bouche d'incendie.


Il fait ce qui est défendu, de la même façon qu'Aldo franchit la ligne de démarcation dans Le Rivage des Syrtes. Et au milieu d'un tapage apocalyptique descend vers lui "comme un rideau de fenêtre la barbe du patriarche de l'Adriatique" (241). Voilà un poème humoristique, étrange et très surréaliste dans l'alliance des mots pour le moins bizarre et dans son final purement comique. Rappelons que Gracq écrit en faisant table rase de tout ce qu'il a pu lire, aimer ou entendre. Il se met dans les conditions voulues par l'usage de l'écriture automatique. Mais l'écriture automatique n'a d'intérêt qu'en fonction de la personnalité de l'écrivain. Plus grandes sont sa sensibilité et son imagination, meilleur sera le foisonnement d'images. Il ne faut pas chercher dans le poème de Gracq, une grille dévoilant un code secret. Ce serait méconnaître l'activité surréaliste car le texte automatique est un produit de l'inconscient. De la même façon que le rêve contient une certaine logique dans son développement, le texte de Gracq, derrière une absurdité apparente, reconstruit les grandes lignes d'une initiation magique. Dans "Venise" il y a une certaine organisation. La première tentative de réveil du palais échoue. La deuxième tentative ne se fait plus au moyen d'une sonnerie ordinaire, mais au moyen d'une bouche d'incendie ; le geste est fait de la main gauche.


On reconnaît dans ce geste l'alliance du mot "main gauche" et "feu". Chez les romains la gauche était funeste, sinistre, de mauvais augure. Dans l'histoire des religions, la gauche est le côté du mal. Dans l'évangile, Dieu accueille à sa droite les élus, tandis que les damés sont rejetés à sa gauche. Dans la tradition hermétique, qui reprend dans les grandes lignes le symbolisme religieux, la gauche est le côté de l'ombre, celui de l'âme obscure et instinctive.


Quant à l'incendie, c'est non seulement la lumière mais encore la chaleur, non pas celle qui réchauffe, mais celle qui dévore, qui brûle et qui dévaste. Nous pouvons calquer sur ce poème un schéma, connu de l'écrivain, celui du Tarot. En effet ces vingt et deux arcanes majeurs, dont l'un a inspiré consciemment Breton (Arcane XVII) ont été maniés par Gracq (242); le déroulement de Venise correspond étrangement à la quinzième lame du Tarot.
Il est bien possible que Gracq ne s'en soit pas inspiré, puisque le texte est dicté par l'inconscient, mais la structure du poème toujours inconsciente correspond à un certain inconscient collectif. Cette structure prend diverses formes selon les légendes, les mythes ou les religions, mais notre choix s'est reporté sur ce jeu de divination, cet abrégé de la philosophie hermétique, connue des surréalistes. Le Tarot est un ensemble de symboles dont les interprétations multiples appartiennent à l'ésotérisme. La quinzième lame du Tarot "Le Diable" (243) représente la puissance du mal ; de sa main levée, il recueille les influx animaux, et de l'autre main abaissée vers la terre il tient la torche qui allume les passions et le feu dévastateur. Cette lame symbolise la magie noire et le satanisme. Ce Diable est l'héritier du Grand Pan androgyne du gnosticisme et du bouc de Mendés. L'arcane XV explique l'importance de l'ardeur diabolique : il faut avoir le diable au corps pour influencer autrui et agir ainsi hors de nous-mêmes.

“Le procédé magique consiste à coaguler la lumière astrale, c'est à dire l'atmosphère phosphorescente qui enveloppe la planète grâce à l'action de son feu astral (...). En empruntant le bras gauche du Baphomet, nous pouvons attirer à nous la vitalité ambiante vaporisée invisiblement et la condenser en brouillard plus ou moins opaque dans sa fluorescence (...). Le fluide coagulé charge l'opérateur à la manière d'une pile électrique mais aucun effet ne se produit tant qu'il n'y a pas décharge autrement dit solution. Ici, intervient le bras droit porteur de la torche incendiaire du Baphomet, image des déflagrations véhémentes qui sont à redouter. Pour éviter l'explosion qui bouleverse, affole, ahurit et risque de déchaîner la démence, il convient de capter le courant qui détermine l'écoulement graduel du fluide accumulé. Un habile magnétiseur utilise ce courant par une intelligente mise en pratique de la formule : “Coagula, Solve” (244)(245). Ces deux impératifs latins sont inscrits sur les bras du Diable.


Dans "Venise" l'élément Eau et l'élément Feu sont présents. En effet le seul nom de Venise évoque la ville sur l'eau ; le feu étant représenté ici par la torche incendiaire. Reprenons le poème. Il semble que le narrateur n'ait pas réussi la première fois qu'il sonne à la grille du palais. "La sonnerie pénétrait comme un quatorze juillet de pétards et de drapeaux des corridors somnolents comme de l'huile, des galeries de bronze aux dérisoires armures de pacotille, dérangeait sous un repli d'ombre le coffre aux trésors" (246). Les pétards, les dérisoires armures de pacotille démontrent le peu de valeur de cette première expérience. Il manquait "l’agent actif introduit par l'art" (247) dans la semence minérale. L'art c'est le théâtre, c'est le prélude de Werther, dans le poème : "le bois de pin derrière était tout à coup semblable à la lumière minérale des projecteurs, quand l'orchestre prélude au clair de lune de Werther"(248). Le narrateur cherche de la main gauche à briser la vitre du coffret. Le coffret est donc à la droite de la première sonnerie. Rapprochons maintenant les deux schémas : le texte de Gracq et une explication de l'Arcane XV par Oswald Wirth qui est l'un des meilleurs spécialistes en la matière :




Dans l'arcane XV, le Diable est représenté semblable au Baphomet des Templiers, avec une énorme tête de bouc terminée par une barbe en pointe. Fulcanelli (249) rappelle que le Baphomet avec ses cornes et sa couronne était un symbole solaire où les initiés du Temple avaient groupé tous les éléments de la haute science et de la tradition. La barbe en pointe du Diable rappelle celle du Baphomet, hiéroglyphe du faisceau lumineux et igné, projeté vers la terre.

“Ce Baphomet était reproduit sur les bijoux aussi bien qu'au fronton des commanderies et aux tympans de leurs chapelles. C'était un emblème complet des traditions secrètes de l'ordre. Il se composait d'un triangle isocèle à sommet dirigé en bas, hiéroglyphe de l'eau. Un second triangle semblable, inversé par rapport au premier, mais plus petit s'inscrivait au centre et semblait occuper l'espace réservé au nez dans la face humaine. Il symbolisait le feu et plus précisément, le feu enclos dans l'eau, où l'étincelle divine, l'âme incarnée, la vie infuse dans la matière” (250).

Or le poète vit descendre vers lui la barbe du patriarche de l'Adriatique. Il y eut bien un patriarche à Venise. C'était le cinquième. Mais dans le poème ce patriarche est quelque peu diabolique, avec sa barbe que l'on peu imaginer méphistophélique ; le Diable n'est-il pas le prince de ce monde, dans la tradition judéo-chrétienne ?


Ainsi, un poème de pure imagination dont le départ est un simple nom musical et peu connu, procure au poète le pouvoir de créer un scénario issu de son inconscient. Mais ce scénario n'est pas gratuit, il rejoint dans les grandes lignes certaines aspirations de l'homme à la révolte, à l'acte défendu, que les mythes ont relaté. Les sciences ésotériques font partie de cet inconscient collectif qui a tracé une fois pour toute, ces schémas humains qui touchent les problèmes de l'homme dans ce qu'il a de supérieur : sa tentation du divin. Le mot divin étant pris ici comme dans Le Rivage des Syrtes dans ses aspects antithétiques : Dieu et le Diable, c'est à dire le Sacré, l'inviolable. Des mythes, des légendes, des gravures alchimiques ont retracé cette expérience mais c'est du Tarot, de l'arcane XV, que l'imaginaire et l'inconscient du poète se rapprochent le plus ; le poème de "Venise" peut se définir de la même façon que l'Arcane XV : "C'est l'homme introduisant sa vibration particulière dans un ensemble organisé; cette activité l'oppose au rythme universel ; c'est pourquoi on le représente par le Diable" (251).


217. La Presqu'île. Paris, Corti, 1970.

218. Liberté Grande. Paris, Corti, 1946 (1958).

219. Salomon Trismosin, Splendor solis. L’édition originale comporte 22 gravures avec commentaires : Arma Artis, Adeptus, Fons duplex, Rex et Regina, OpusMetalli, Duo Reges, Caeleste Auxilium, Rebis, Coctio, Regimen Saturni, Regimen Iovis, Regimen  Martis, Regimen  Solis, Regimen Veneris, Regimen Mercurii, Regimen Lunae, Sol Niger, Ludus Puerorum, Opus Mulierum. La vignette à laquelle nous allons faire appel est la huitième : Caeleste Auxilium traduite dans les éditions françaises par “L’Ethiopien” ou par “le Roi More” (voir à la fin de notre étude la photographie de l’une des reproductions). Une reproduction de la série complète des 22 figures en couleur du manuscrit du XVIe siècle a été faite à Milan, éd. Arché Milano, 1975.

J.Van Lennep Art et alchimie, Bruxelles, Meddens, 1966. p. 50 – 61. : « Feuilletons maintenant le Splendor solis, chef-d’œuvre des manuscrits alchimiques. Ce traité fut écrit par Salomon Trismosin dont on peut déceler la personnalité, ce qui est assez rare en alchimie où les adeptes aiment s’entourer de mystères. Au début de la préface de son Aureum vellus, traité imprimé qui contient le texte du Spendor solis, il raconte ses voyages occasionnés par la recherche de la Pierre philosophale… Signalons enfin que, selon la tradition Salomon Trismosin aurait révélé les secrets du Grand-Œuvre au célèbre Théophraste Bombast Von Nuhenhein dit Paracelse… Grand voyageur et savant médecin il professa à Bâle. Son intérêt pour l’alchimie le fit très souvent passer pour un suppôt de Satan. Si le manuscrit du Splendor Solis rédigé par Salomon Trismosin a probablement disparu, on conserve cependant des copies postérieures enrichies de nombreuses peintures. Ces copies sont conservées au British Muséum de Londres (Harley Ms 3469, 1582, 48 pages, 22 peintures illuminées avec de l’or), au  Musée National de Nuremberg ( Nüremberg, Germanisches Nationalmuseum, Ms 1465 b), au Cabinet des Estampes du Musée de Berlin (Berlin, Staatliche Museum, Kupferstichkabinett, Ms 78 d3, 1532, 1535) et à la B.N. de Paris, Ms Français 12 297, 21 peintures)… Chacune de ces peintures comprend un sujet principal entouré d’un encadrement qui lui est propre et n’est jamais repris dans les autres peintures du manuscrit. Si les sujets principaux des trois manuscrits apparaissent comme identiques, il arrive cependant que d’un exemplaire à un autre, ils ne soient pas entourés par les mêmes encadrements. On peut donc en conclure que les scènes centrales ont été recopiées fidèlement tandis que leur encadrements ont été disposés avec plus de liberté- …. Bref, à part quelques détails infimes, ces trois manuscrits sont identiques et apparaissent comme des copies fidèles d’un prototype qui pourrait être celui de Salomon Trismosin lui même…. Dans une des très belles illustrations du manuscrit une femme ailée tend un vêtement à un homme qui sort d’un marais boueux : « Par  la dissolution changez les corps en esprit, nous dit le texte, et les choses spirituelles en corps par une douce ébullition.  C’est ce que les philosophes laissent entendre par cette image : ils ont vu un homme qui était noir et plongé dans la vase. Il sentait mauvais. Or voici qu’une jeune femme à la robe multicolore vient à son aide et l’ayant vêtu de pourpre le conduisait au ciel ». Cet homme putride qui finit par revêtir la pourpre est l’image de l’apparition de la pierre-au-rouge qui ne peut être engendrée qu’après une putréfaction nauséabonde et qui passe par de nombreuses couleurs avant de devenir rouge ». (p. 54)

Le Slendor Solis pourrait figurer parmi les œuvres importantes de l’art du XVIe siècle. Il se situe à une époque où le manuscrit orné de peintures est extrêmement coûteux … Chaque peinture baigne dans une atmosphère de rêves  traversés par des personnages aux gestes rituels. Chacun s’acquitte d’un mystère dont le cérémonial fut consacré à la “Splendeur du Soleil”, à celle de l’or et à celle de l’âme. Ce bréviaire alchimique contient un songe qui peut être considéré comme l’un des présages du surréalisme ». (p. 57)

220. René Alleau, "Splendor solis," Jardin des Arts, n° 88 (1962): p. 24-33. (planches extraites de l’ouvrage de G. F. Hartlaub, Chymische München, Naturphilosophische Sinnbilder aus einer alchemistichen Frunkhanschrite der deutschen Renaissance. Ludwigshagen-am-Rhein, Sonder drück aus der Werkzeitung die B.A.S.F., 1954– 1955).

221. A rapprocher des grandes plies qui se déversent sur Argol lorsque l'été fait place à l'automne (Au château d’Argol, p.129 : « De nouveau le ciel se couvrit de vapeurs grises, et le château parut comme enseveli sous une avalanche, un écroulement continu d’eaux froides ».

222. Voir infra , chapitre 13.

223. voir supra note 29.

224. Mise en « abyme » pour utiliser un terme de science héraldique.

225. Procédé utilisé dans Un beau  ténébreux.

  1. 226.Gracq, Lettrines, p.208.

227. Timoty Milton, The Pre-Raphaelits. London, Thames and Hudson, 1970, pp.193, 194; Philippe Jullian, Esthètes et Magiciens. Paris, Perrin, 1969, pp. 267 et sq. (sur les rapports entre l'art de fin de siècle et le surréalisme).

    Le Préraphaélisme est la doctrine d'un groupe de peintres de l'ère victorienne qui, sous l'influence des théories de Ruskin, placèrent l'apogée de la peinture dès les oeuvres des prédécesseurs de Raphael. Sir Edward Burns-Jones (1833 – 1898) peintre anglais, né à Birmingham, fut un des grands représentant du Préraphaélisme dont la confrérie fut fondée en 1843 par Hunt, Millais et Dante Gabriel Rossetti. Mystiques, ces peintres se sont plongés dans les légendes de la table ronde et le cycle d'Arthur.  Burns-Jones puise ses sujets chez Chaucer, Spencer ou dans la Bible, et, après, 1859, date à laquelle il se rend en Italie, emprunte le canon de Botticelli (Le Roi Cophétua et la jeune servante, 1884). Cette composante littéraire donne à son oeuvre une grande unité. La plupart des oeuvres  préraphaélites se trouvent à la Tate Gallery de Londres.

228. « Le Roi Cophétua » dans La Presqu'île. Paris, Corti, 1970, p. 223.

229. Ibidem, p. 223.

230. Voir supra note 117 de la Première partie p.134.

231. J. Van Lennep, Art et Alchimie. Bruxelles, Meddens, 1966, pp. 85, 86.

232. Nous avons respecté l'orthographe de « Maure » ou de « More » selon l'orthographe des écrivains cités.

233. (Jardin des Arts, p. 26)    Voir supra note 118 de la Première Partie, p. 137.

234. Ibid.,

235. Carl -Gustav Jung, Psychologie et Alchimie. Paris, Buchet et Chastel, 1970, pp. 508, 509, 510, 511.

236. Nigredo : phase alchimique de l'Oeuvre au noir.

    Cf. Serge Hutin, l'Alchimie. Paris, P.U.F. « Que sais-je n° 506, 1966, p. 90 : « Après le « mariage philosophique » apparaissait bientôt  la couleur noire : c'était la phase désignée sous le nom de putréfaction, et  symbolisée par un cadavre, un squelette, un corbeau, etc... »

    Cf. Troisième Partie, Chapitre 2.

237. « Le Roi Cophétua », p. 241.

238. Ibid., p. 246.

239. Ibid., p. 240.

240. « Venise » dans Liberté Grande. pp.17, 18.

241. Julien Gracq a séjourné à Venise chez André Pieyre de Mandiargues (renseignement donné par Gracq et par   Mandiargues lors de visites).

242. Lettrines, p. 99 : « ville naïve et merveilleuse ».

    Un Beau Ténébreux, p. 20 : « à Venise, dans le dédale de ces ruelles qui interfèrent si singulièrement avec les canaux, c'était parfois pour moi l'instant charmant où la ruelle se fait couloir (...)-et au bout, sous une porte voûtée très sombre, tout Venise était dans un petit carré d'eau noire, luisant et frisant furieusement sous le soleil avec un clapotement inlassable. »

243. « Venise » dans Liberté Grande. p. 18.

244. Voir supra p. 25 et note 100 de l'Introduction, p. 54.

245. Passage emprunté à Oswald Wirth, Le Tarot des Imagiers du Moyen Age. Paris, Tchou, 1966, pp. 200 – 207.

    Grillot de Givry, Le Musée des Sorciers, Mages et Alchimistes. 1929 (Paris, Tchou, 1966, Préface Renée Alleau,PP; 299- 321.)

    Stanislas de Guaïta, Le Serpent de la Genèse : Le Temple de Satan. Paris, Librairie du Merveilleux, 1891.

    Stanislas de Guaïta, Le Serpent de la Genèse : La Clef de la Magie Noire. Paris, Perthuis, 1967).

    Jean Marquès-Rivière, Histoire des Doctrines Esotériques. Paris, Payot, 1971, p. 299 -322.

    Eliphas Lévi, Dogme et Rituel de la Haute Magie. (Paris, Niclaus, Bussière, 1967, pp. 337- 363.

    René Alleau, Histoire des Sciences Occultes. Paris, Rencontre 1965, p. 43, fig.54 – 57.

246. Ibid., p. 205.

247. Voir infra, Troisième Partie, Ch. 2. (Solve et Coagula : Dissous et coagule, précepte alchimique de manipulation.)

    Voir en fin d'étude le document photographique de la quinzième lame du tarot : « Le Diable ».

248. Venise » dans Liberté Grande. p. 17.

249. Fulcanelli, Les Demeures Philosophales. Paris, Pauvert, 1965, t. I, p. 173.

250. « Venise » dans Liberté Grande. p. 17.

251. Fulcanelli, Les Demeures Philosophales. Paris, Pauvert, 1965, t. I, p. 200.

252. Ibid., p. 201.

    Venise n'est-elle pas la ville enclose dans l'eau?

253. E. Caslant, Le Tarot de Marseille. Paris, Les Arts et Métiers Graphiques, 1949 (1970), (Préface de Jean Paulhan), p. 65.

 

Marguerite-Marie Bénel-Coutelou, Magies du Verbe chez Julien Gracq, Thèse pour le Doctorat de troisième cycle de Littérature française, Université Paul Valéry de Montpellier, Novembre 1975.