Le temps
 

L’aventure surréaliste qui motive les récits de Julien Gracq n’est pas seulement tributaire de l’Espace, que nous venons de définir comme un espace sacré dans un monde profane ; elle est, en effet, également tributaire du temps, sous toutes ses formes. Les événements et actions des personnages sont étroitement liés aux événements cosmiques. Plusieurs éléments interviennent dans ces relations des personnages avec le monde, avec le cosmos : le cycle des saisons, la relation étroite existant entre les événements du récit et les éléments atmosphériques, la recherche d’un retour à l’harmonie entre le microcosme et le macrocosme, et enfin, la mise en valeur de certaines coïncidences, de certains hasards, dans le domaine du temps.


Pour ce qui est du cycle des saisons, on constate que dans chaque roman, le récit se déroule parallèlement au passage des saisons. Dans Au Château d’Argol, les personnages et le récit naissent au printemps ; C’est en été que l’action en est à son point culminant de tension (Le Bain, La Chapelle des Abîmes) ; l’Automne voit un effacement progressif des personnages et leur intérêt dramatique ; l’hiver est complice de leur engloutissement et de leur sort. La "boucle est bouclée" sur une structure cylindrique, qui renaît à chaque récit, de façon plus ou moins précise. Le récit est animé d’une pulsion interne, d’un rythme qui est celui du déroulement des saisons, de la succession de la pluie et du beau temps. En effet les événements sont en relation étroite avec les éléments atmosphériques. Dans Le Roi Cophétua, la pluie, le vent, l’orage, la nuit sont solidaires de l’aventure du héros qui, triste et seul, est dans l’incertitude, dans l’angoisse. Après la révélation que lui fait la servante, au cours de leur nuit d’amour, il fait jour, il fait beau ; le monde prend part à sa joie, à sa délivrance, après une soirée d’angoisse. La description minutieuse des conditions atmosphériques pallie souvent l’absence quasi-totale d’analyse psychologique et cela, au profit de la poésie. Les événements atmosphériques se substituent parfois à ceux du récit (132) :ils sont parfois les seuls événements existants ; cela nous conduit à supposer une influence étroite du niveau cosmique sur le niveau humain.


On sait, rappelons-le, que le poète surréaliste recherche l’harmonie entre le macrocosme et le microcosme, entre l’univers et l’homme. Il suppose que cette harmonie existait dans la nuit des temps, à l’aube de l’humanité. il est en quête, dans ce chaos où il se trouve, d’un état de pureté absolue, édénique où l’homme était dans des temps plus anciens. Certains privilégiés, poètes ou marginaux, de par leur nature rêveuse et pure, renouent parfois avec cette harmonie, et ce faisant, retrouvent des pouvoirs que l’homme a perdus depuis qu’il s’est laissé engloutir par le civilisation. André Breton était particulièrement sensible à cette idée, et le monologue de Christel au sujet du bolide dans Un Beau Ténébreux est une bonne illustration de ce que Breton prétendait au sujet de la restitution des pouvoirs perdus (133). Christel raconte à Gérard que, revenant en train de Nantes à Angers (134), elle se disait une nuit : "Mais quel dommage, quel dommage qu’il soit nuit noire"(135), car elle connaissait la beauté de ce paysage, à cet endroit précis où la Loire se resserre entre deux rochers. Et juste à ce moment là, un violent éclair avait illuminé ce magnifique décor naturel. Le lendemain elle apprenait qu’un météore s’était abîmé en mer. Ce qui est important chez Julien Gracq, c’est que les choses arrivent juste au moment où elles doivent arriver. Ce phénomène est semblable à celui du miracle. D’ailleurs, ses personnages croient aux signes, ils les recherchent et les attendent dans un univers qui leur est favorable.


De même que le cycle des saisons rythmait le récit, de même l’alternance du jour et de la nuit constitue la structure fondamentale des récits de Julien Gracq : les personnages, leurs actions, les divers événements qui se déroulent au cours de l’histoire se classent selon une dialectique toute poétique entre le jour et la nuit, l’ombre et la lumière. Quant à l’orage, dont le rôle est si important dans Au Château d’Argol, il réunit la synthèse du jour et de la nuit lorsqu’un éclair déchire les cieux assombris, et celle de l’eau (pluie) et du feu (foudre), monde Gracquien par excellence (136). Nous étudierons, plus loin (137) comment l’orage Gracquien est associé à la révélation et au spasme sexuel : nous verrons également dans quelle mesure il peut être éclairé par le symbolisme alchimique.


Le symbolisme des éléments atmosphériques que nous venons de voir rapidement a été étudié de diverses façons par Michel Guiomar (138) et par Jacky Girardet (139) ; il n’est donc pas nécessaire de s’y attarder.

Nous nous arrêterons seulement à l’étude d’une date qui prend toute sa valeur dans la construction et la signification d’Un Beau Ténébreux, selon la lecture que nous avons adoptée, dès le début ; c’est une lecture qui dépasse le rationnel et qui plonge ses racines dans l’inconscient et dans le symbolisme de tous les temps, de toutes les croyances.


Les récits de Julien Gracq différent de certaines œuvres surréalistes par souci d’une chronologie cohérente : ils sont linéaires, commencent à une saison donnée et finissent à un moment plus ou moins précis. Le temps y exerce une forte emprise. La saison Gracquienne est par excellence celle de l’été finissant, des premières pluies, des premiers symptômes de l’automne, annonciateurs de solitude et de nostalgie. Le temps qui passe est un des leitmotivs du roman Gracquien. On pourrait relever le nombre d’allusions faites aux horloges, aux sabliers, aux changements que subissent les personnages et les choses d’une saison, d’un jour, d’un instant à l’autre. le temps est peut-être le démiurge qui tient les ficelles de la destinée.


Julien Gracq se penche rarement sur le passé, il n’est pas à la recherche du temps passé, mais il est à l’écoute du temps présent, non pas le temps réel du monde moderne, banal, mais du temps intime de chacun. Chaque personnage prend son rythme propre, face aux saisons, aux événements imperceptibles, aux signes d’un au-delà, d’une réalité autre, d’une "surréalité", car l’aventure est intérieur.


Il n’est pas de notre propos d’étudier l’importance du temps sur le récit Gracquien en tant que force invisible et presque essentielle mais de voir comment le temps peut être vu de façon allégorique ou symbolique.


Nous prendrons comme exemple Un Beau Ténébreux qui est le récit le plus intéressant du point de vue de la chronologie, puisqu’il se déroule sous la forme, un peu artificielle et littéraire d’un journal. Du point de vue de la structure romanesque il est également significatif, car, au milieu du roman la narration d’un personnage dont nous ignorons l’identité se substitue au journal intime de Gérard. L’histoire débute un 29 juin et se termine semble-t-il, le 8 octobre de la même année (140).


Durant tout le journal de Gérard, la chronologie du récit est rigoureusement respectée. Puis brusquement, sans raison apparente, Gérard abandonne son "journal de bord", un peu avant le bal du 1er septembre, plus exactement le 24 août, alors que Dolorès annonce son retour (141), les questions de chronologie nous poussent à nous poser quelques questions au sujet de certaines ressemblances entre Un Beau Ténébreux et un roman policier. Dans une petite société de jeunes vacanciers, oisifs, un jeune homme, accompagné d’une très belle jeune femme, défraye le scandale par certaines paroles, certains actes, qui font pressentir et annonce en réalité, un double suicide, celui d’Allan et de Dolorès.


La mort règne sur ce récit. Gérard, le témoin de ce drame se contente du rôle de confident. Il observe, écoute, mais il n’est pas insensible aux charmes de Dolorès, et lorsque les événements le concerne de trop près, il abandonne la narration de son journal. C’est alors qu’un narrateur prend la suite de Gérard, dans la relation des événements. Est-ce un inspecteur de police, un simple curieux, ou plus vraisemblablement l’écrivain lui-même ?


La présence du narrateur n’est pas le seul mystère du récit, Allan, "Le Beau Ténébreux" semble se suicider le 8 octobre puisque cette date bien précise est annoncée au milieu du récit : en plein été, dans la chambre d’Allan, le calendrier indique le 8 octobre (142). Cette date du 8 octobre semble être un rendez-vous avec la mort et tout le long du roman, une atmosphère lourde et tragique se dégage autour d’Allan, ce mort "en sursis". Les spectateurs tout au moins certains, ressentent qu’un événement grave va se déclencher par la volonté d’Allan. lors d’un dîner sur l’herbe au château de Roscaër, Allan révèle assez ouvertement (pour ceux qui sont capables de comprendre)en langage sibyllin, que le suicide peut être une victoire sur la mort et qu’il est en cela favorable à ce genre d’acte (143). Tout le récit d’Un Beau Ténébreux est une tension vers cette mort, et par là même vers cette date du 8 octobre.


Selon notre méthode de rapprochement du texte Gracquien et des sciences symboliques, il apparaît que le 8 octobre peut revêtir une certaine importance vu au travers de la grille de l’interprétation des nombres qui est parmi la plus ancienne des sciences symboliques (144). Platon en faisait le plus haut degré de la connaissance de l’essence de l’harmonie cosmique et intérieure. D’après Pythagore, tout est aménagé d’après le nombre. Depuis l’antiquité le chiffre 8 est "universellement le nombre de l’équilibre cosmique…, le nombre huit, l’octogone, a une valeur de médiation entre le carré et le cercle, entre la terre et le ciel, (coupoles octogonales des églises et des mosquées) et donc, est en rapport avec le monde intermédiaire. (…) Son symbolisme de l’équilibre central qui est celui de la justice (145), se retrouve se retrouve dans l’ogdoade pythagoricienne et gnostique. La forme octogonale symbolise la résurrection (d’où la forme des fonds baptismaux)" (146). De là à dire que l’écrivain a choisi consciemment le chiffre 8, comme symbole d’un passage entre la vie et la mort, puisqu’il connaît le tarot, il n’y a qu’un pas, que nous ne franchirons pas… Mais nous nous plaisons une fois de plus à en souligner le "hasard objectif".


Le hasard est d’autant plus troublant que l’idée d’un chiffre, d’un nombre à la base de tout, ne serait pas absolument dénuée de tout sens. Ce concept concorde avec la philosophie de la vie qui se dégage des propos qu’Allan tient à Gérard lors d’une partie d’échecs : "Oui, depuis longtemps l’idée flotte dans mon esprit qu’il est un point en lui d’où tout se découvre, un certain levier qui donne prise sur lui" (147). "On peut ressentir (…) le monde comme un carré d’hiéroglyphes d’un problème d’échecs (…). Il suffit de poser la pièce sur cette case que rien ne désigne pour que tout soit changé. Vue d’un certain angle, il y a là une opération absolument magique (148)".


Ce n’est pas la première fois que nous trouvons dans l’œuvre de Julien Gracq cette idée de levier, qu’il a emprunté aux Surréalistes, et à André Breton en particulier (149). Mais dans Un Beau Ténébreux l’action rejoint l’idée ; en effet, l’homme cherche ce levier en lui-même. Le point suprême n’est pas transcendant, il existe au fond de chaque être humain. On trouve déjà cette idée dans la philosophie zen (150). Le point de vu oriental est diamétralement opposé au point de vue occidental. Les philosophies et religions judéo-chrétiennes cherchent Dieu, au delà d’elles même. L’être humain atteint le point suprême dans l’extase, c’est à dire en sortant de lui-même, vers quelque chose qui lui est extérieur.


Par contre en Orient, ce qu’on pourrait par opposition à l’extase, "l’enstase" (samadhi en sanscrit) résulte de la rencontre de l’homme avec le point suprême à l’intérieur de lui-même. On voit combien les Surréalistes et en particulier Julien Gracq sont proches de la philosophie orientale à ce sujet.


La mort dans Un Beau Ténébreux apparaît comme une réconciliation de l’homme dans son corps et son esprit. Et ceci est également valable pour Au Château d’Argol et Un Balcon En Forêt, dans la mesure où dans ce dernier cas, le sommeil peut être considéré comme une "petite mort".


De la même façon que pour l’espace, le temps dessine une carte, un calendrier qui deviennent familiers pour les lecteurs de Gracq. Les notations de pluie, de ciel étoilé, suffisent à suggérer l’émotion des personnages qui, elle, n’est jamais réellement dite. C’est ce qui donne dans le roman Gracquien l’impression du déjà-dit, du déjà-vu, moteurs d’une poésie qui plonge ses racines dans le fond énorme et insondable des légendes et des mythes.

Marguerite-Marie Bénel-Coutelou, Magies du Verbe chez Julien Gracq, Thèse pour le Doctorat de troisième cycle de Littérature française, Université Paul Valéry de Montpellier, Novembre 1975.