Le travail sur la matière 
Au Château d’Argol à la recherche du « Grand Œuvre »Au_chateau_dArgol,_1938.htmlshapeimage_1_link_0
 

C’est sur cette matière que l’essentiel du travail de l’écrivain et de l’artiste va s’effectuer. C’est ici que nous aborderons un des points les plus importants de notre travail dans la lecture "alchimique" de l’œuvre de J. Gracq. Son premier récit Au Château d’Argol est le plus significatif dans ce sens là. Nous allons voir comment, en mettant en regard le texte d’Au Château d’Argol et le schéma des opérations alchimiques lors de la recherche du Grand Œuvre, on aboutit à une similitude intéressante qui n’est pas négligeable. Rappelons que le texte de Gracq peut être pris dans un sens allégorique, permettant toute sorte d’interprétations et de lectures. Si nous en avons choisi une, c’est qu’elle donnait une cohérence, une unité, et qu’elle mettait en relief la poésie du texte. Le texte est ici une sorte de mythe, de récit total, absolu, qui fonctionne logiquement, et dont chacune des interprétations permet d’expliquer ou de mettre en valeur certains problèmes sur lesquels l’homme ne cesse de s’interroger depuis les débuts de l’humanité : la vie, la mort, l’au-delà, la connaissance. C’est une sorte de cristallisation des haines, des passions, des aspirations qui ont toujours animé l’homme. Est-ce l’anti-histoire, en marge de l’histoire qui est un devenir ? Posons –nous tout d’abord la question : qu’est-ce qu’un texte alchimique ?


C’est une sorte de palimpseste, texte magique qui fonctionne au niveau symbolique et qui prétend nous informer, nous guider, nous initier aux diverses manipulations qui doivent conduire à la réalisation du Grand’ Œuvre, dont la fabrication de l’or est un des aspects les plus connus et les plus tangibles.


Lorsqu’on lit les grands textes alchimiques de Nicolas Flamel, de Philalèthe, de Trismosin, de Fucanelli pour ne citer qu’eux parmi les plus célèbres, on est frappé par l’abondance des mots, des images, des métaphores diverses qui signifient la même chose, parfois les mêmes opérations.


Un texte alchimique est difficilement lisible et pourtant derrière tout un "fatras" poétique, se dessinent certains éléments, immuables, qui permettent d’imaginer un peu, les différentes phases de l’Œuvre ; pour faire une transmutation, l’alchimiste a besoin, d’un four appelé couramment "athanor", et de trois corps : le "mercure", le "souffre" et le "sel", étant bien entendu que les noms alchimiques n’ont rien à voir avec les éléments chimiques actuels portant le même nom). Possédant ces trois corps, il les met en présence et les fait chauffer dans son four, selon de savantes et secrètes opérations : la purification, la dissolution, la solidification, et la multiplication. L’alchimiste résume en deux verbes latins "Solve et Coagula" : "Dissous et Coagule" ces nombreuses étapes (51).Suivant une lecture alchimique d’Argol, nous sommes frappés par les similitudes qu’il peut y avoir entre ce château et un athanor (52).


En effet les alchimistes représentent l’athanor depuis le Moyen-Age, sous le symbole d’un château fort ou d’une tour (53). De nombreuses gravures ont vulgarisé ces forteresses alchimiques, ces palais fermés d’aspect imposant, rébarbatif, gardant leur trésor de la vue du profane (54). Le château décrit par Gracq n’est pas sans surprendre le lecteur. Il est inquiétant et semble répondre à une volonté toute puissante de l’architecte. il semble avoir été construit pour l’impressionner. un château, habituellement protège, garde l’homme de toute attaque. Mais ici l’objet dépasse son rôle. L’habitation n’est pas une armure, et ici c’est un être fantastique, qui a sa vie propre, sa raison de vivre. Il paraît tout droit sorti des romans noirs anglais. C’est le manoir Uscher transporté en Bretagne (55). Tout cela est conventionnel et même voulu par l’auteur (56).


Revenons à la pure création imaginaire : Julien Gracq insiste sur la construction du château. Il le décrit minutieusement un peu à la manière de Balzac, notant chaque détail. Il insiste sur l’impression ressentie par Albert, devant un château fait de contrastes et d’éléments qui paraissent au visiteur, significatifs. Le plan du château en forme d’équerre régulière, évoque, la notion d’espace. Conventionnellement l’équerre indique plusieurs dimensions, l’horizontale et la verticale. L’écrivain retrouve sans le vouloir cette notion de l’espace dans ce vaisseau "qui présentait alors l’image d’un labyrinthe à trois dimensions"(57). Extérieurement le château est formé d’une part par une façade moyenâgeuse : haute tour ronde, et tour carrée, reliées par une façade dépourvue ou presque d’ouvertures. "Toute notion d’étage, (…) semblait en avoir été bannie. Les fenêtres basses offraient toutes la forme de rectangles bas et très allongés, et il était alors visible que l’architecte s’était inspiré du dessin de certaines meurtrières pratiquées dans les châteaux forts anciens pour le tir des couleuvrines"(58). Si l’on sait que la couleuvrine est un ancien canon, on peut faire le rapprochement avec le feu, élément le plus important dans le four des philosophes : "Les alchimistes indiquent souvent que la chaleur qui transforme la matière enfermée dans le récipient doit être triple : la chaleur directe de la flamme, la chaleur uniforme du lit de sable ou de cendres dans lequel le vase repose comme un œuf dans son nid, et enfin la chaleur propre de la matière enfermée"(59).


L’écrivain décrit aussi minutieusement l’intérieur du château que l’extérieur ; intérieur tout fait en contrastes où le luxe des tapis, des fourrures, alterne avec la sobriété des meubles sombres et anciens. Chaque détail du mobilier est animé par la lumière, qui perce à travers les hautes fenêtres. Gracq est un magicien de la lumière, il est particulièrement sensible à ses jeux de couleur, à ces changement. On note dans le château plusieurs gammes de couleur :

- les meubles et les fourrures donnent au raz du sol un ensemble dominant, de blanc, de gris, de noir. -au dessus, le rouge et le jaune éclatant de toutes leurs nuances, sur les murs, sur les glaces : "Cependant de cruels éclairs glissaient sur ces murs avec la percées des nuages, des flaques d’une lumière grasse, louches et gluantes, se posaient sur la table, sur le sertissage délicat des glaces, et l’éclat de ce métal dur, de ces parois hostiles forçait l’âme à se réfugier au centre d’elle-même et semblait concentrer la pensée en une pointe de flamme aiguë et pénétrante comme une lame d’acier"(60). Il y a dans ces pages des images d’un érotisme discret, lié à la femme, au sang, et au sacrifice. Dans le langage symbolique exploité par l’inconscient, le feu et le sang, sont intimement liés. Dans le texte même les métaphores, laissent le choix entre le feu et le sang. Le mot est toujours à une certaine frontière, entre le réel et l’irréel, entre le dit et le non-dit. Il y a une ambiguïté entre une chose et son contraire : la flamme et l’acier, le fer et la chair, le chaud et le froid. Ce château peut être considéré comme l’athanor, où se dérouleront les différentes phases de préparation et de réalisation du Grand’ Œuvre. En effet, nous remarquons que les pièces principales sont caractérisées par une stratification de la lumière : a)La première salle est une haute pièce voûtée en plein cintre rappelant une cathédrale byzantine. On peut faire le rapprochement entre cette arcade et la coupole que l’on trouve sur toutes les représentations de l’athanor.

b) La salle à manger . c) Le salon est le triple des autres pièces en hauteur, semblable à un puits bouché par une verrière. De même, est le vase hermétique qui repose dans l’athanor. Les alchimistes lui donnent le nom d’œuf ; il est soit en verre, soit en cristal : l’œuf est soumis à l’incubation dans le sable chaud (61). Remarquons les analogies dans le texte de Gracq : "… cette lumière filtrée, glauque et d’un jaune doux, paraissait jaillir d’une épaisseur marine, et noyait d’une nappe uniformément chaude les régions inférieures de la salle qui paraissait comblée d’un sédiment lumineux, compact et transparent, tandis qu’à quelques pieds au – dessus les rayons sauvages du soleil jouaient dans les plans de l’altitude"(62). Relevons dans le texte le mot « sédiment » qui peut faire penser à du sable, et les rayons sauvages du soleil, qui peuvent représenter dans la vision du lecteur, les flammes. C’est ainsi qu’un lecteur faisant, une approche alchimique de premier chapitre, trouve dans le plan même du château, dans sa construction extérieure, quelques éléments relatifs à l’athanor alchimique.

Remarquons que plus le texte est poétique et purement imaginaire, plus il s’approche de la réalité alchimique notamment dans le passage sur la lumière cité plus haut. Dans l’œuvre de Gracq on peut constater le travail de décantation du réel, des sources littéraires, artistiques, et simultanément l’œuvre prend une dimension pleinement poétique en relation avec les grands symboles fondamentaux. Aux éléments de base, - la tour ou le château,- le foyer ou la salle à manger, - l’œuf reposant sur un lit de sable ou de cendres au dessus de la flamme qui est le grand salon, s’ajoutent les détails significatifs.

L’emploi du chêne. Les meubles sont en chêne, de même que la porte du château : "la porte, basse et étroite, faite de plaques de chêne sculpté (…)"(63). Le chêne est fréquemment cité par les alchimistes (64) : "C’est parfois le symbole même de l’athanor notamment en chêne creux"(65). Dans le château d’Argol, l’escalier est en bois "craquant et sonore comme la coque d’un vaisseau".

-Ne serait-il pas fait du même bois de chêne rendant les oracles que celui de la forêt de Dolone et du mât de l’Argo ? Le chêne est un arbre sacré, dans de nombreuses traditions. Il est investi des privilèges de la divinité, sans doute parce que les anciens croyaient qu’il attirait la foudre. Il indique la puissance et la force. Il est synonyme de force. En latin, chêne et force s’expriment par le même mot. Par son rôle axial, c’est un instrument de communication entre le ciel et la terre (66). En conclusion, l’emploi du chêne dans le texte de Julien Gracq à première vue banal, prend une dimension autre dans le cas d’une lecture alchimique

-L’athanor est fait de telle façon que l’alchimiste puisse facilement plonger le regard à l’intérieur, afin de surveiller le régime du feu. A maintes reprises, on peut relever dans le texte d’Argol, l’importance donné au regard de l’intérieur vers l’extérieur (67), d’autre part, c’est l’inverse. Les personnages se sentent épiés (68). Ils sont les acteurs d’un drame et de la nature environnante, les têtes rondes des arbres en sont les spectateurs. De même, dans les textes alchimiques, on insiste souvent sur la surveillance que l’alchimiste doit exercer sur ce qui se passe à l’intérieur de l’athanor. Dans les gravures du Mutus Liber, on voit l’alchimiste et sa femme, surveiller de près ce qui se passe dans l’athanor.

Mais venons en aux opérations proprement dites : les théories "scientifiques" des alchimistes reposant sur la conception ancienne d’une matière unitaire au sein de laquelle ils distinguent deux principes : le souffre et le mercure (69).

-Le soufre correspondait aux éléments actifs, fixes, chauds, secs et mâles, tandis que le mercure correspondait aux éléments passifs, volatils, froids, humides et femelles. A ces deux éléments, se joignait le sel. Ils formaient ainsi une triade élémentaire qui correspondait aux qualités et non aux corps chimiques désignés aujourd’hui par les même noms. Dans Au Château d’Argol, au couple originel de Heide et de Herminien vient s’ajouter Albert. On peut relever tout au long du récit les détails qui font de Herminien, l’homme, l’élément actif, fixe et chaud. Heide apparaît comme l’élément passif, humide ; quant à Albert, il est bien celui à cause de qui tout arrive. Cherchons dans le détail les caractéristiques se rapportant à chacun de ces trois principes.

Insistons à nouveau sur le fait que l’analogie n’a pas été voulue (selon le témoignage de l’écrivain) mais qu’elle est issue d’une matière, enregistrée et oubliée dans la zone absolue de l’inconscient qui favorise la production poétique de la même manière que les rêves.

-Heide, principe féminin. Le mercure c’est la matière. Le principe passif, féminin. Par rapport à la théorie des quatre éléments, c’est l’Eau et c’est l’Air. Le mercure est la mère de tous les métaux. Il est le seul dont le signe contienne à la fois les trois figures fondamentales de la croix, du cercle, et du demi-cercle. Dans l’un des passages des plus poétiques du récit, les gestes de Heide, allant se baigner s’intégrant à la nature, tracent l’hiéroglyphe du Mercure, tel qu’on le trouve dans les traités anciens d’alchimie (70) :

1.La croix : "(…) dans l’horizontalité toute puissante de ces bancs de brume,(…) elle surprit l’œil (…) par le miracle de sa verticalité"(71).

2.Le cercle : "En face d’Herminien et d’Albert, (…) elle se découpa juste sur le disque du soleil levant (…)"(72).

3.Le demi-cercle : "Elle éleva ses bras, et soutient sans effort le ciel de ses mains, comme une vivante cariatide"(73).


Herminien, principe masculin. Le souffre est un principe fixe signe de la terre et du feu. Constatons qu’Herminien correspond à cette figure : "En lui un maintien constamment aisé, un aplomb ferme sur la terre, le génie des intrigues humaines, séduisait chez Albert un esprit sans cesse trop tiré vers les hauteurs (…)"(74). Herminien se meut dans un monde aux couleurs chaudes.


Le cuivre, qu’il soit rouge, brun ou jaune, accompagne Herminien sur la scène du décor : "la résonance métallique des dalles de cuivre", "la massive table de cuivre" pour ne citer que ces exemples (75).


L’œuvre alchimique se réalise par l’union des deux natures, mâle et femelle, active et passive, sèche et humide. Celles-ci, nous l’avons vu, furent concrétisées par le soufre et le mercure, l’or et l’argent correspondant au soleil et à la lune.


La femme, souvent considérée dans l’iconographie hermétique comme le dissolvant universel représente le mercure, dont l’humidité doit être absorbée par le soufre symbolisé par l’homme. Le coït alchimique est l’image de cette absorption (76).


Albert esprit vital. Le sel c’est "le moyen d’union entre le soufre et le mercure" comparé souvent à l’esprit vital qui unit l’âme au corps… "le sel, c’est le mouvement" (77) ; le sel est la quintessence. "Dans la théorie des quatre éléments, il correspond à l’Ether"(78). Or voici comment Albert apparaît : "Telle était cette figure angélique et méditative : un air venu des régions supérieures, léger et vif, semblait sans cesse affluer vers le front habité de lumières…"(79). Littré donne de l’éther la définition suivante : "chez les modernes, l’air le plus pur, celui qui est dans les régions supérieures de l’atmosphère". Dans le drame même de l’histoire, Albert est le "sel" de la plaie de Heide : "qu’il affronte maintenant, (…) le destin qui n’eut pas la miséricorde de le changer en statue de sel celui dont les yeux se sont ouverts sur ce qu’ils ne devaient pas voir"(80).


"A l’égal de Heide, il serait désormais le sel vivant de sa plaie, l’aliment de sa torturante inquiétude"(81). Dans les textes alchimiques le sel apparaît sous trois aspects (82) : - rutilant, - blanc, - rouge. Or, dans le texte d’Au Château d’Argol, on retrouve ces couleurs.

1.L’adjectif rutilant (rouge brillant) n’est employé qu’une fois, lors de la description du tableau des souffrances du roi Amfortas : "… il était clair que l’artiste, (…), avait tiré du sang même d’Amfortas, qui tachait les dalles se ses flaques lourdes, la matière rutilante qui ruisselait dans le Graal, et que c’était de sa blessure même que jaillissaient de toutes parts les rayons d’un feu impossible à tarir, et dont l’ardeur desséchait la gorge comme une soif inextinguible"(83).
Dans les récits de Julien Gracq, les tableaux, gravures, sont des miroir du roman où les héros viennent chercher une signification de la vie. Celui qui a soif du Graal, c’est bien Albert, cet autre Perceval. C’est d’ailleurs explicite dans le texte même : "Et, les yeux clos, il collait sa bouche à cette fontaine rouge et, goutte après goutte, il en faisait ruisseler sur ses lèvres, le sang mystérieux, délicieux"(84).  

2.La couleur blanche est évoquée par la pâleur caractéristique du visage d’Albert. retenons dans les dernières pages ces quelques lignes : "Herminien parut la (soirée) faire traîner à dessein comme pour étudier plus longuement,-(…)-, la physionomie pâle et immobile d’Albert : mais, derrière ce front blanc, lumineux et impassible, (…), rien ne paraissait plus déchiffrable"(85).

3.La couleur rouge est noté de façon plus certaine. Dans l’opération alchimique, le rouge apparaît quand le sel est devenu quintessence ou "sang du dragon", autrement dit que la blanc s’est teinté de la couleur du soufre des philosophes durant le  "Solve" (86) : "il lui semblait qu’il eût goûté à quelques fruits défendu de l’arbre de vie aux épines aiguës, (…) Qu’il eût goûté le sang du dragon, et compris le langage des oiseaux". Rappelons que la langue des oiseaux est la langue cabalistique par excellence (87).


La Transmutation. "Les transmutations se déroulent en une suite d’opérations dont le nombre et l’ordre ne recueilleront jamais un accord unanime. Parmi celles-ci, il faut mentionner la calcination, la coagulation, la dissolution, la digestion, la distillation, la sublimation, la séparation, la fermentation, la multiplication ou la projection"(88). Les alchimistes résument la plupart des manipulation du magistère avec cette formule latine : Solve et Coagula : Dissous et coagule. En effet au cours de l’Œuvre on dissous les corps et on coagule les esprits. "Solve" est en quelque sorte une analyse qui détruit et sépare les trois constituantes.


"Coagula" est une synthèse, c’est à dire une opération qui reconstitue la "minière" se pose la question. Quels qu’ils soient, ils changent au contact d’Albert

"Il y avait quelque chose de changé"(92). une fois les corps souillés, épurés (89). Le récit d’Au Château d’Argol rappelons-le se déroule selon un plan cyclique dans le temps et dans l’espace. Il débute à la saison chaude et finit à la saison froide. Il commence le jour et finit la nuit. Un personnage arrive au début du roman. Ce même personnage s’en va, à la fin : le récit forme un tout, semblable à l’Ouroboros (90) qui se mord la queue, qui "boucle la boucle". On peut considérer l’œuvre faite de systèmes coordonnés mais nettement différents les uns des autres, et trouver des correspondances entre le plan du récit et le déroulement des quatre opérations primordiales de l’alchimie : la préparation, le Solve, le Coagula, et enfin la multiplication ou en d’autres termes, la purification, la dissolution, la solidification, et la combinaison (91).

1.La purification La préparation consiste dans l’art de séparer le soufre et le mercure, grâce à l’emploi du "Sel philosophique". Cette préparation se fait dans "l’Athanor des Sages" qui n’est autre qu’une cornue et son ballon. Heide et Herminien arrivent ensemble à Argol. On ignore quels sont les rapports qui peuvent exister entre cette femme et cet homme. Albert
Entre Albert et Herminien, il y a toujours eu une grande amitié, et ce changement leur paraît être causé par la présence de la jeune femme : "(…) et Heide leur parut alors indiquée, (…), comme le principe de cette singulière altération de leurs rapports que seul pourrait faire saisir par analogie le phénomène désigné par les physiciens sous le nom de catalyse"(93). En réalité le changement essentiel va avoir lieu entre l’homme et la femme, entre Heide et Herminien. Lucidement, Herminien tente de s’expliquer les raisons de cette séparation : "(…) tout avait pu, avait dû éveiller en Heide un intérêt de seconde en seconde plus passionné pour son ami.
Elle n’avait connu jusque-là Herminien que dans son isolement et sa relative pauvreté, et la fulguration soudaine, la fiévreuse et électrique atmosphère que recréait à chaque fois la conjonction de ces deux figures polarisantes, et des effluves de laquelle elle s’était sentis toute la soirée baignée, elle devait en rapporter la cause à Albert (…)"(94). Relevons au passage les termes de "fiévreuse et électrique atmosphère", "conjonction", "figures polarisantes" et constatons qu’ils appartiennent aux sciences physiques et chimiques. Nous avons noté que dès les premiers chapitres les personnages présentaient certaines caractéristiques des trois éléments ; le soufre, le mercure et le sel. Tout chez Heide ne se réduit pas au mercure. Aucun alchimiste n’a jamais révélé l’origine des métaux employés : Albert ignore d’où vient Heide. Il ne sait qui elle est. C’est presque un symbole. "La figure de Heide demeurait pour Albert presque entièrement inconnue. De spasmodiques rumeurs, et jusque-là toujours invérifiables, avaient fait coïncider ses passages sur la planète avec de puissantes explosions révolutionnaires qui s’étaient faites dans ces dernières années anormalement nombreuses, particulièrement dans les péninsules de la Méditerranée et dans l’Amérique (…)"(95).
Il est toujours dangereux de rechercher l’explication logique d’un texte d’imagination. Dans la conscience de l’écrivain, cette femme représente certainement un phénomène social dans le style des vedettes de cinémas. Mais, on ne peut s’empêcher de rapprocher la date où dut être écrit Au Château d’Argol, 1936-1937 des conséquences directes de la crise économique de 1929.
On se souvient que la crise économique, donc celle de l’argent ou de l’or avait entraîné les révolutions du Brésil (1930), de Cuba (1933), du Mexique (1937) et enfin la guerre entre le Paraguay et l’Uruguay (1933).
Les péninsules méditerranéennes n’avaient pas été épargnées : insurrection et retour à la monarchie en Grèce en mars 1935, espagnole dans la Péninsule Ibérique avec dictature, chômage et grève en 1931 et même Front Populaire en 1936 pour la France.

2.La Dissolution "La transmutation alchimique équivaut donc à la perfection de la matière ; en terme chrétien, à sa rédemption"(96) et le symbolisme aquatique y joue un rôle très important. En alchimie on obtient la dissolution en plaçant les substances dans un bain mercurial. C’est ce que les alchimistes appellent "solution".
Cette réduction alchimique à la "prima materia"» (97) peut être valorisée notamment comme une régression au stade pré-natal, un "regressus ad uterum". C’est une mort, suivie d’une nouvelle naissance (98).
Le chapitre intitulé ; Le Bain, est fait d’une succession d’images dont les métaphores recréent, sans le savoir, les images des manuscrits alchimiques : "Le compost était soumis à divers bains de cuisson, dont le célèbre "bain-Marie" qui tient son nom d’une alchimiste célèbre Marie la Juive" (99). Le bain alchimique c’est la mise en présence des métaux "la séparation des éléments" (100). Relevons les termes qui dans ce chapitre, recréent l’atmosphère de ce fameux jour où Heide, Herminien et Albert vont se baigner : "brumes légères"(101), "journée torride"(102), scintillement des "étendues liquides et éternellement vides"(103), "brouillard translucide"(104). Les élément "eau" et "feu" s’interpénètrent dans ces images évocatrices.
Il est bien connu des alchimistes que pour soumettre les métaux à l’action des vapeurs variées, il faut un vase à fermeture hermétique. Or par une magie toute poétique, le corps en communion avec la nature, retrouve ce symbolisme : "(…) si l’on fermait les yeux, le corps prenait d’un coup pour les sens la forme d’un outre entièrement close de chaudes ténèbres, dont eût été perçu partout en même temps la paroi vivante et merveilleuse, au contact d’une fraîcheur non plus accidentelle, mais tellurique (…)" (105).
L’eau et le mercure, d’une certaine façon participent au même symbolisme féminin. Le "regressus ad uterum" dans de nombreuses mythologies se fait dans l’eau, image de la mère, de la femme qui donne la vie. Le mercure est un dissolvant, un acide (106) dans le langage alchimique, il en est de même pour l’eau, toujours dans un même contexte alchimique où l’eau est le dissolvant universel. Rapprochons ce symbolisme des quelques lignes suivantes : "il leur sembla que leurs muscles participaient peu à peu du pouvoir dissolvant de l’élément qui les portait : leur chair parut perdre de sa densité et s’identifier par une osmose obscure aux filets liquides qui les enserraient" (107). En réalité c’est tout le chapitre du Bain qu’il faudrait citer pour faire pleinement réaliser les similitudes existant entre deux climats, le climat alchimique, et le climat Gracquien : "Et par dessus la haine et l’amour ils se sentirent fondre tous les trois, tandis qu’ils glissaient aux abîmes avec une vigueur maintenant furieuse – en un corps unique et plus vaste, (…)"(108).

3.Après s’être séparé, les trois personnages, se sentent désormais solidaires. L’union est violente, elle fait penser à la torture que subissent les métaux (109) :  "Il leur sembla que la mort dût le atteindre (…) quand les lentilles de leurs regards braqués – plus féroces que les miroirs d’Archimède – les consumeraient dans la convergence d’une dévorante communion"(110). Après l’épisode du Bain, les trois personnages s’évitent à nouveau. Leurs rencontres sont le fruit du hasard. Herminien seul agit. Il se trouve près de la "Chapelle des Abîmes" lorsqu’Albert, au cours d’une promenade solitaire s’y aventure. C’est encore Herminien qui entraîne Heide dans la forêt pour l’acte irrémédiable qui entraînera le drame final.
La conjonction des matières est symbolisée par l’union sexuelle de l’homme et de la femme, du soufre et du mercure, du soleil et de la lune, de l’actif et du passif, du sec et de l’humide.
Dans le premier récit de Julien Gracq, l’amour ne prend pas les formes habituelles aux surréalistes. On retrouvera la femme "médiatrice" d’Arcane XVII (111), de l’Amour Fou (112), et de Nadja (113), seulement à partir d’Un Balcon en Forêt.
Néanmoins, même si l’œuvre de Gracq baigne dans un érotisme ambiant, il s’agit plus d’un climat sensuel, que d’une complaisance à décrire l’union sexuelle de l’homme et de la femme. Dans Au Château d’Argol il y a une rupture entre le corps et l’esprit. Un souffle sorti tout droit des souterrains du Marquis de Sade traverse le roman ça et là : il n’y a pas d’amour heureux dans le récit. Julien Gracq se dégagera progressivement de cette rupture entre la femme charnelle et la femme idéale. Albert et Herminien ne savent pas faire le lien entre ces deux femmes, représentées par les deux aspects de Heide.

Revenons au mariage alchimique : "Tous les alchimistes parlent unanimement du mariage des deux protagonistes qui sont les acteurs principaux du Grand Œuvre philosophal"(114). Ce mariage trouve les différents noms de "noces chymiques"(115) de "conjonction", "union", "embrassement" "coït" etc. Cette union des deux principes, le soufre et le mercure, a produit une nombreuse floraison de peintures, de gravures, de vignettes (116). J. Van Lennep a expliqué ce phénomène : « cette imagination sexuelle de la production de l’or doit être reliée aux croyances sur l’embryologie métallique qui remontent aux sources de l’humanité.


Les anciens croyaient en effet que les métaux croissaient tels des embryons dans le ventre de la terre qui les nourrissaient comme une mère. Les métaux germaient pour devenir de l’or à l’état parfait de leur maturation. L’alchimiste arrachait le métal embryonnaire du sein maternel pour hâter une maturation qui sinon était trop lente (117) ». Le « matras » a souvent été comparé à une espèce de matrice ou d’utérus.
Le viol de Heide par Herminien a lieu par  une « après-midi d’une accablante chaleur » (118). L’homme et la femme s’enfoncent dans la forêt et disparaissent aux yeux d’Albert. L’élément feu est partout présent dans ce passage, de la chaleur intense à l’éclat du canon du fusil d’Herminien semblable à celui d’une épée nue. Inutile d’insister sur le rapprochement possible entre l’objet, (arme, fusil, épée) et le symbole sexuel (119). En dehors de cela retenons seulement le « feu »et le « lieu clos » où se trouvent en présence les deux principes, mâle et femelle. L’union est passée sous silence mais la découverte du corps nu de Heide par Albert ne laisse aucun doute sur l’événement : « Du sang tachait, éclaboussait comme les pétales d’une fleur vive son ventre et ses cuisses ouvertes, plus sombre que les fleuves de la nuit, plus fascinant que les étoiles, et surtout de ses poignets ramenés en arrière, une corde mince avait pénétré dans les chairs où elle disparaissait entièrement au fond d’une minuscule entaille rouge, de laquelle une goutte de sang filtra avec une lenteur insensée, roula d’un doigt et tomba enfin dans l’eau de la source avec un son bizarrement musical (120) ». Cette longue phrase d’une construction souple et serrée est axée principalement sur le sang dans ses rapports avec l’art : «pétales de fleurs », «fleuves de la nuit », «étoiles », «l’eau de la source »,  «le son musical » et avec le supplice : « ventre et les cuisses ouvertes », « corde mince autour des poignets ramenés en arrière », « goutte de sang ».
Si la « conjonction » des deux corps n’est pas présentée, en revanche celle des « éléments » est longuement décrite dans le premier chapitre : faire une description érotique d’un orage puisqu’en alchimie « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas (121) », revient pour Gracq à décrire même sans en parler l’union de l’homme et de la femme. « L’orage se déchaînait sur Storrvan. (…), mais le vent surtout, le vent remplissait l’espace du déchaînement de son poids épouvantable. (…). Les passées de l’ouragan, comme dans une chevelure fragile, ouvrait de rapides et fugitives tranchées dans la masse des arbres gris qu’elles écartaient comme des herbes, et l’on voyait alors l’espace d’une seconde un sol nu, des rocs noirs, des fissures étroites des ravins. (…) ; les troncs, tout à l’heure cachés sous un moutonnement de verdure, étaient dénudé par les secousses du vent ; on voyait leurs membres fragiles et gris tendus par l’effort comme un lacis de cordages. *Et ils succombaient, ils succombaient, (…). L’averse déchaîna les fraîcheurs glaciales de son déluge comme la volée brutale d’une poignée de cailloux, et la forêt répondit de tout le rebondissement métallique de ses feuilles (122) ».
La violence de l’union entre les deux principes peut provenir du fait que Heide, Herminien, arrivent ensemble au château, sans qu’apparemment aucun lien ne les unisse. Dans l’esprit d’Albert ils deviennent petit à petit semblables à un frère et à une sœur. Heide paraît beaucoup plus attiré par Albert que par son ami. Herminien doit lier Heide et peut-être la menacer de son fusil pour s’unir à elle. On peut rapprocher ce viol de l’amour incestueux, des textes et des gravures alchimiques : on unit le roi et la reine (dans un contexte Egyptien du pharaon épousant sa sœur), le frère et la sœur (123), la mère et le fils (124) « Les deux formes sont courantes en alchimie et constituent le type même des noces royales (125) ». Rappelons que cela doit être compris dans un sens symbolique.

4.L’or est le fruit de cette union. « L’opposition des éléments de la dualité sexuelle disparaissent dans l’unité de l’or, image de la perfection (126) ». Or, si nous continuons la lecture de l’orage dans Argol, nous assistons à une transmutation des éléments : « les rocs nus brillèrent comme de dangereuses cuirasses, la gloire liquide et jaunâtre d’un brouillard humide couronna un instant la tête de chaque arbre de la forêt - un instant une bande jaune et lumineuse, merveilleusement translucide, brilla sur l’horizon où chaque arbre découpa en une seconde ses moindres branches, fit luire les pierres brillantes d’eau du parapet, la blonde chevelure d’Albert trempée de pluie, le brouillard liquide et froid qui roulait sur la cime des arbres d’un rayon doré, glacial et presque inhumain – puis s’éteignit, et la nuit tomba comme un coup de hache (127) ». les mots : « gloire liquide et jaunâtre », »bande jaune et lumineuse », « rayon doré » peuvent évoquer dans l’imagination du lecteur l’image de l’or liquide, de l’or potable (128). L’or apparaît aussi dans le ciel magnifique d’automne « dont les calmes étendues, (…) semblèrent conserver longuement sa trace d’or comme un magnifique sillage (129) ».

5.Après l’union, le souffre et le mercure sont séparés. C’est alors qu’apparaît la couleur noire désignée sous le nom de putréfaction, et symbolisée par un cadavre (130), un squelette (131), ou un corbeau (132). Pour les habitants du château, les vacances rentrent dans une sombre période, dans « un constant dépérissement (133). Herminien disparaît. Heide, un manteau sombre attaché à ses épaules, se remet lentement de l’effroi de l’événement, « sans haine, sans colère, dans un mortuaire écrasement (134) ». Après le retour d’Herminien, ou plutôt après la découverte de son corps blessé par le sabot de son cheval, la convalescence commence, il sortit peu à peu « des ténèbres de la mort » (135). Par contre, « l’événement » est suivi, pour Albert, d’un bien-être, d’une délivrance : « De longs jours passèrent, et un sensible changement parut se faire en Albert. Des forces s’éveillaient en lui comme une soudaine monté de sève, comme la poussée d’une vie fraîche (136) ». Pour l’habitué des textes d’alchimie, Albert ressemble à celui qui a trouvé l’élixir de vie, la source de Jouvence. En effet la Pierre Philosophale « guérit le corps humain de toutes les faiblesses et lui rend la santé » (137). Et nous lisons qu’à nouveau Albert respire l’air de la forêt : « Tout le jour il se livrait à de fatigants exercices, tantôt forçant quelques sangliers des bois (…), tantôt épuisant son cheval dans de longues promenades sur le bord de l’Océan (…), il ne pouvait contenir la vie qui bouillonnait dans sa poitrine (…) (138) ».

A ces diverses images, et procédés stylistiques se ramenant principalement aux éléments et aux termes chimiques qui, nous venons de le voir, coïncident d’une façon analogique, et inconsciente, aux grandes étapes de la réalisation du Grand Œuvre, s’ajoute un certain climat dont les mots obsédants de l’attente, de l’effort, de la lumière, ne sont pas sans évoquer le climat qui entoure les œuvres d’art propres à l’alchimie. Le récit se déroule environ pendant six mois ; de juillet à décembre. Nous sommes sûr de décembre car le mois nous est donné par le texte (139). Quant à l’entrée du récit, il peut se situer au début de l’été (il fait chaud) car la végétation le prouve (les aubépines sont en fleur). Albert commence ses vacances. En réalité cela importe peu. L’essentiel réside en ce que le récit débute à la saison chaude, s’éternise en Automne et se termine à la saison froide. Il est lent, et correspond en quelque sorte au rythme des saisons. Selon S. Hutin : « l’opération commençait d’ordinaire au Printemps la confection du Magistère, parce que la Nature (…) toute gonflée de Spiritus Mundi, était alors plus apte à concevoir et à enfanter qu’à toute autre période de l’année (140) ».


L’attente est un des ressorts poétiques les plus étudiés par les critiques (141) dans l’œuvre de Gracq. Pour Michel Carrouges « l’attente est la clé d’or de la liberté (142) ». Albert est enchaîné par son désir. Longtemps il ignore l’objet de son désir. Il ne sait s’il s’agit d’une personne, d’un objet, d’un sentiment, ou d’une sensation. Son esprit est attentif à la manifestation extérieure. Albert est disponible à ce qui va se passer. L’attente (143) est la manifestation même du désir, de l’Eros, au sens grec du mot.


Les jeux de la lumière et de l’ombre, des couleurs, donnent à l’œuvre de Gracq un éclat tout pictural. Chez Edgard Poe, la lumière était un des ressorts du fantastique. Dans Argol on note l’emploi fréquent de la présence de la lune, du soleil, des étoiles. Or, les opérations de l’alchimie devaient s’effectuer dans des conditions particulières de lumière « polarisée », soit lumière de la lune, soit lumière du soleil, réfléchie par un miroir (144). Nous pouvons relever à ce sujet, la lune ou le soleil toujours présents dans le paysage d’Argol. Nous en avons relevé treize :

1.« la Lune baignait tout le paysage avec une capiteuse douceur (145) ».

2.« la présence bizarre du soleil sur cet horizon surélevé, à une heure avancée du jour, pareil à la lune effleurant au milieu de la nuit les hautes branches des arbres,(…), la clarté du soleil divisée et vaporisée en un brouillard flottant par des milliards de feuilles et semblable à un nuage soufré, tenu et glauque, tout concourut enfin à pénétrer l’âme d’Albert, (…), du sentiment intime qu’il ne pouvait se trouver en présence des effets ordinaires de la lumière traversant notre atmosphère, mais seulement – (…) d’un impossible négatif de la nuit (146) ».

3.«…au sein des couloirs aux détours compliqués que les rideaux épais de la pluie emplissaient d’une lumière blanche et vague, et comme diffusée par l’humidité même qui ruisselait sans arrêt sur les murs (…) (147) ».

4.«…comme à un fanal dérisoire, on voyait s’éclairer ça et là à son propre et hideux lambeau de lumière froide, l’éclat glacial d’une source, la boue grisâtre d’un chemin inexplicable, (…) (148) ».

5.« Enfin la lune se leva, énorme et ronde, derrière le tronc du pin auquel elle parut soudain, étincelante et toute proche, se suspendre à deux pas de lui comme un large bouclier (149) ».

6.«…la lune apparaissait contre le bleu du jour avec l’éclat fantomatique d’un astre inattendu, dont l’influence maligne eût alors seule expliqué l’altération soudaine, bizarre et d’une nature quasi métallique des feuillages de la forêt, dont la surprenante couleur rouge et jaune éclata partout avec la vigueur irrépressible, la foudroyante puissance de contagion d’une riche lèpre végétale (150) ».

7.« La surprenante lumière qui montait chaque matin des nappes d’eau claire de la rivière les attirait longuement, au travers d’un brouillard léger(…) (151) ».

8.« Et le soleil alors dépassait la cime des hautes montagnes, (…), et les eaux hérissées brillaient de mile feux, mais tout le jour le cerne bleuâtre d’un brouillard irisé baignait encore l’horizon (…) (152) ».

9.« Ils ne pouvaient se rassasier de leurs yeux inexorables, dévastants soleils de leurs cœurs, soleils humides, soleils de la mer, soleils jaillis trempés des abîmes, glacés et tremblants comme une gelée vivante où la lumière se fût faite chair par l’opération d’un sortilège inconcevable (153) ».

10.« En ce moment, le soleil au bas de sa couse brilla au milieu même de la tranchée (…) et en remplit le théâtral vaisseau des flots d’une lumière dorée : la double colonnade des arbres, plus immobile qu’un rideau de feuilles reflété par une pièce d’eau, sembla s’écarter devant lui jusqu'au fond même du paysage (…) (154) ».

11.« La confiance réduite en eux à l’état de pure vertu, et pareille à l’émanation laiteuse de la nuit baignée de lune, les visitait avec ses grâces primitives (155) ».

12.« Ils descendirent dans le grand salon, que la pâleur fuligineuse du ciel, encore assombrie par les épaisses draperiez de soie, emplissaient alors d’une obscurité lugubre (156) ».

13.« A peine la lune eut-elle commencé à inonder le ciel de tout son éclat qu’il vint s’asseoir près de la fenêtre sur un banc de pierre. Merveilleuse était la forêt sous son étincellement d’argent, dans son immobile et dormante douceur. La rivière semblait briller toute proche sous le réseau lumineux de ses brumes. Oui, calme était Argol sous ses astres, au fond des réseaux de sa brume, et tout fermé sur lui-même dans les espaces nageant de son air translucide et enchanté (157) ».


Qu’on nous pardonne ces trop nombreux exemples mais nous pensons qu’ils étaient nécessaires pour montrer l’importance que prennent dans Au Château d’Argol les astres et planètes. On ne peut isoler les mots, soleil, lune, étoiles de leur contexte. Tous les mots en poésie, sont pris par rapport les uns aux autres et dans les exemples ci-dessus une constatation s’impose : il n’y a pas de frontière entre les divers foyers de lumière. Distinguons grossièrement deux catégories de lumière, la lumière chaude, colorée, représentée généralement par le soleil, et une lumière froide représentée par la lune. Les barrières des éléments éclatent dans des expressions comme : « soleil (…) pareil à la lune (158) », et « visage tremblant et humide du soleil (159 », « soleils humides (…) glacés et tremblants (160) », tandis que dans d’autres expressions on relève : « surprenantes lumière qui monte des nappes d’eau claire (161) », « eaux (…) brillaient de mille feux (162) », « brouillard irisé (163) ». Nous n’avons pas décelé dans Au Château d’Argol, un texte alchimique comme on peut le trouver chez les anciens alchimistes, Flamel, Philalèthe, Limojon de Saint-Didier, Pernéty, ou chez les alchimistes contemporains, Fulcanelli ou Canceliet. Mais nous avons rencontré un texte poétique qui ne répondait pas toujours à la logique d’un récit traditionnel qui obéirait aux règles romanesques, psychologique, ou autres. Néanmoins il est apparu, en cours de lecture, que la structure du récit, dans ce qu’il avait de plus imaginaire, correspondait au schéma d’un texte alchimique, tel que les alchimistes le pratiquent, mettant en scène des corps que l’on soumet à diverses expériences, dans un certain lieu bien caractéristique, et en accord avec tout un climat bien particulier où le cosmos se met en harmonie avec les diverses manipulations. Remarquons que les passages les plus poétiques sur l’union des corps, leur séparation, leur mort, leur renaissance, dans un château où les effets de la lumière jouent un rôle étrange, et où la lune et le soleil deviennent des assistants indispensables du drame, rejoignant l’intense poésie parfois naïve des images employées par les alchimistes qui tentent de faire part de leurs recherches et parfois de leurs découvertes (164) à leurs adeptes. Cette structure de l’union des corps, de leur séparation, de leur mort, est une constante de l’œuvre Gracquienne.


C’est dans Un Beau Ténébreux que Gracq nous en donne l’explication, lorsque c’est du « problème des affinités électives » (165) que Gérard et Henri s’entretiennent après l’incroyable réunion du château de Roscaër, organisé par Irène qui a mis en présence des êtres qui n’auraient pas dû se rencontrer au risque de tout faire exploser (166) : « L’Eglise n’avait qu’un penchant modéré pour les alchimistes. Pourtant que faisaient-ils d’autre que s’enquérir des sympathies élémentaires ? Quelle tentation charmante, si directe. Marier l’eau et le feu, le sel et le soufre. C’est ainsi qu’on fait sauter joyeusement les cornues. Rien d’autre ne les guidait pourtant, j’en suis sûr, qu’un goût effréné de la sympathie universelle. (…) Mettre deux substances, deux êtres en présence et regarder si ça va sauter, ou se combiner. C’est si naturel (167) » Henri est étonné du sérieux avec lequel Gérard s’intéresse à « cette vieille plaisanterie (…) ramassée pour s’amuser, oubliée au fond des fourneaux et des cornues de boudoir du siècle des lumières (168)». Mais Gérard, le porte parole de l’écrivain, insiste : « Mais peut-être qu’après tout la psychologie n’est pas assez sûre d’elle pour se permettre de jeter aux vieilles lunes cette vue amoureuse du monde des âmes (…). La chimie a supplanté l’alchimie, c’est une affaire réglée. Bien. Mais pour ce qui est de la psychologie, j’entends la psychologie romanesque, ce n’est pas le succès pratique (…), c’est à mon avis la contrainte sociale qui en dernier lieu se fait juge des théories (169) ».

Lorsque la psychologie est impuissante à décrire, à expliquer les relations humaines, c’est donc à l’alchimie que Julien Gracq a recours, et c’est à Gérard que nous laissons le soin de justifier la psychologie romanesque Gracquienne :« Vous imaginez ce monde orageux, strié des lueurs continues des coups de foudre, ces âmes- sœurs en migration comme des canards sauvages, ces couples faits st défaits, ce ballet de limaille d’acier devant l’aimant (170) ».

Marguerite-Marie Bénel-Coutelou, Magies du Verbe chez Julien Gracq, Thèse pour le Doctorat de troisième cycle de Littérature française, Université Paul Valéry de Montpellier, Novembre 1975.