Les noms
 

Au cours des ses promenades à travers la Bretagne (4) le mot d'Argol (5) avait fait une encoche dans son esprit C'est un mot qui lui plaisait. Par la suite il eut l'occasion de faire un petit séjour au lieu qu'il désigne. Les manoirs abondent en Bretagne (6), et certains détails décrits par Gracq ne leur sont pas étrangers, mais Gracq ne semble pas très attaché à la visite des châteaux et des églises ou des musées. Les régions qu'il traverse sans s'arrêter il les décrit minutieusement, avec complaisance, et amour du détail, du réel.


Œuvre d'imagination, faite d'éléments concrets, son récit est proche des pages magiques de Chateaubriand, décrivant minutieusement des rives qu'il n'avait pas vues. Ne cherchons pas le château d'Argol en Bretagne pas plus qu'ailleurs. Gracq n'écrit pas de documentaire. Seul le lecteur peut faire des plaques photographiques. Chaque lecteur peut faire une reconstitution du château. Jean-Paul Weber en a donné un exemple (7). L'étymologie d'Argol ne semble pas présenter beaucoup d'intérêt. Le mot est breton "C'est d'ailleurs uniquement un toponyme dont le sens est inconnu en breton moderne, la forme la plus ancienne est Arcol (8). Arcol avait sûrement un sens en vieux breton, mais nous l'ignorons..." (9). Néanmoins Argol évoque par sa sonorité l'Argolide d'où partirent les Argonautes, à la recherche de la Toison d'Or. On peut dire également qu'Argol évoque phonétiquement l'Etoile d'Algol .


Dans le titre Le Rivage des Syrtes, l'emploi du nom propres des Syrtes éveille en nous de lointains rapprochements. Les Syrtes du grec "j'attire" appartiennent à la géographie ancienne.


C'étaient des bancs de sable, les écueils des côtes de Libye, du côté de l'Egypte (10). Le poète symboliste Jean Moréas a fait paraître en 1854 Les Syrtes. Traditionnellement depuis Ovide qui évoquait les "Syrtis inhospitia", les Syrtes ont représenté les vices où l'homme fait naufrage. Le symbole contenu dans les Syrtes a subi diverses mutations au cours des époques. Dans la littérature grecque, il fait sa première apparition dans l’œuvre d'Homère - Jason partant à la conquête de la Toison d'Or, sur la nef Argo, manque de périr avec ses compagnons, qui furent obligés de porter leur navire sur les épaules pendant douze jours (11). On trouve chez un contemporain de Virgile, Marcus Manilius, le nom de Syrtes. Son commentaire précise : "Les Syrtes dont parle ici Manilius ne peuvent être qu'une des deux Syrtes situées sur la côte septentrionale. C'étaient deux golfes de la mer Méditerranée, que des bancs de sable rendaient fort dangereux. Ils étaient entre la Byzacène, la Tripolitaine et la Cyrénaïque. On les nomme aussi les Seiches de Barbarie, ils sont entre le royaume de Barca et celui de Tripoli. On les distingue en grande et en petite Syrte. La grande était la Cyrénaïque et la Tripolitaine, elle porte maintenant le nom de golfe de Sidra. La petite séparait la Tripolitaine de la Byzacène ; son nom moderne est le golfe de Gabés du nom d'une ville de Tunisie, dont elle arrose les murs" (12). Dans une géographie de fantaisie, du nom des "Syrtes" nous ne retiendrons pas la position géographique mais seulement la symbolique littéraire qui s'y attache.


Sagra est également un souvenir historique. C'était un fleuve chez les anciens : Cicéron le cite dans le De Natura Deorum : "Dans la bataille du fleuve Sagra qui fut un triomphe pour les Locriens, on avait vu Castor et Pollux montés sur des chevaux blancs (...)" (13). Et Cicéron nous apprend que c'était devenu un proverbe en grec que de dire "Cela est encore plus vrai que l'apparition du fleuve Sagra" (14).


Le seul personnage féminin du Rivage des Syrtes emprunte son nom à l'italien : Vanessa (15). Il y a dans la sonorité de ce prénom une fluidité, une légèreté qui contrastent avec la personnalité forte pour ne pas dire virile de l'héritière de la famille Aldobrandi (16). Même dans l'amour, la jeune fille n'est pas ce personnage évanescent auquel on serait en droit de s'attendre.


Etymologiquement la vanesse est un papillon. Or Vanessa emprunte ses traits à un papillon de nuit, dans diverses métaphores qui la font vivre sous nos yeux. Vanessa apparaît à Aldo dans le noir à l'amirauté, fantomatique, légère (17), elle règne sur les eaux croupissantes de Maremma. Depuis l'antiquité, le papillon est par sa métamorphose de la chenille, symbole de l'éternité de l'âme. En grec, psyché signifie à la fois l'âme et le papillon. Si le papillon diurne représente dans les mythologies l'âme et ses pérégrinations vers le paradis, le papillon nocturne symbolise l'âme de celui qui a péri de mort violente. Ainsi tous les papillons nocturnes participent au monde infernal. Il existe même, note J.P. Clebert (18) un petit sphinx tête de mort qui tire son nom Acharontia des fleuves des Enfers où il est né.


Un pharaon des premières dynasties repose dans un sarcophage conservé à Turin ; sur sa poitrine un papillon tête de mort, nuit et or, les ailes étendues. Notons l'étrange similitude de ces croyances anciennes avec les métaphores rencontrées dans le texte : -"Je la devinais, à son silence, saisie comme moi par ce cimetière d'eaux mortes (...) Vanessa m'accueillait dans son royaume. (...) je savais quel appel l'attirait vers ce repère de vases moisies. Maremma était la pente d'Orsenna, la vision finale qui figeait le cœur de la ville, l'ostension abominable de son sang pourri et le gargouillement obscène de son dernier râle. Comme on évoque son ennemi couché déjà dans le cercueil, un envoûtement meurtrier courbait Vanessa sur ce cadavre. Sa puanteur était un gage et une promesse" (19). Durant les longues nuits moites de Maremma, Vanessa s'anime à la lueur d'une lampe. Ses gestes animent le théâtre où les ombres chinoises se découperaient toutes noires sur le blanc du lit et des murs (20) "(...) les mains de Vanessa, qui soulevait ses cheveux emmêlés sitôt qu'elle s'éveillait, faisaient voleter sur les murs de gros papillons de nuit ; ..." (21).-"Dans son long peignoir gris et onduleux, elle avait le piétinement incertain et le volettement gauche d'un oiseau de passage abrité dans une grotte qui cherche au réveil son sens et sa direction" (22). -"Dans l'île de Vezzano elle est effarouchée par la frappante clarté du soleil, comme le serait un papillon de nuit." Chez certaines populations turques ayant subi l'influence iranienne on trouve la croyance selon laquelle les défunts peuvent apparaître sous la forme d'un papillon de nuit (23). Or Vanessa par certains points se rapproche de son ancêtre Piero Aldobrandi, dont le portrait trône dans sa chambre. Piero Aldobrandi est le "traître" qui soutint le siège des forteresses farghiennes de Rhages. Le fond du tableau évoque les dernières pentes boisées du Tängris, Rhages brûlant comme une fleur qui s'ouvre, "un buisson ardent " (24). Au premier plan le sourire de Piero Aldobrandi éclate "comme un coup de point" il porte une cuirasse noire le bâton et l'écharpe rouge du commandement. Portons quelques instants notre attention sur les détails du tableau : "Les bras d'acier verni aux reflets sombres élevait d'un geste absorbé la main à la hauteur du visage. Entre les pointes des doigts de son gantelet de guerre à la dure carapace chitineuse, aux cruelles et élégantes articulations d'insecte, dans un geste d'une grâce perverse et à demi amoureuse, comme pour en aspirer de ses narines battantes la goutte de parfum suprême, (...) il écrasait une fleur sanglante et lourde, la rose rouge emblématique d'Orsenna" (25). Le tableau représentant Piero Aldobrandi pourrait être du pinceau de Jérôme Bosch, dans ses visions cauchemardesques où l'homme et la bête se confondent. Sa cuirasse le fait ressembler à un insecte énorme qu'on croirait sortir des Chants De Maldoror de Lautréamont ou de la Métamorphose de Kafka. Son geste est atroce, il écrase une fleur, la rose de sa patrie. Mais aux yeux d'Aldo l'ensemble est fascinant "pareil à l'ostension aveuglante d'un soleil noir"(26).


La trahison de sa patrie est un sacrilège. Et du sacrilège, à la notion du sacré il n'y a qu'un pas. A la messe lorsque le prêtre élève l'hostie, les fidèles baissent la tête. Quel enfant n'a pas ressenti la tentation de regarder ? Mais le sacré est inviolable, et pourtant dans l'étique surréaliste les êtres d'exception peuvent franchir le pas, renverser les barrières de la convention. Ce sont les voleurs de feu, de Prométhée à Rimbaud, en passant par toute la lignée des hors-la-loi, des poètes, des hérétiques, des révolutionnaires, des assassins. Aldo est pris au piège : "Sa lumière se levait sur un Aude-là sans nom de vie lointaine, faisait en moi comme une aube sombre et promise"(27). Vanessa papillon noir, oiseau noir, est en quelque sorte la réincarnation de Piero Aldobrandi, l'insecte sanguinaire. Après trois cents ans de guerre froide elle va ranimer la flamme qui détruira sa patrie.


Dans la mesure où, tout dans l’œuvre de Gracq, nous paraît devoir être compris sur le plan supérieur, on peut comprendre que Vanessa est l'ange exterminateur (28) qui ramène l'attention de l'homme à ce qui est sacré.


Même si Vanessa a échoué auprès de Marino, Aldo lui (elle le sait) sera l'instrument de sa trahison : "ici, on se sent vivre sous son regard" (29) constate Vanessa devant le tableau de son ancêtre, et peut-être Aldo remarque-t'il alors que son nom était proche de celui de la famille Aldobrandi.


Toujours dans notre recherche des analogies qu'éveillent certains textes Gracquiens, penchons - nous sur Le Roi Cophétua qui se déroule à Braye-La-Forêt (30). Julien Gracq se souvient qu'il est professeur d'Histoire et de géographie quand il joue avec les noms propres. De nombreux villages du bassin Parisien et de l'Ouest de la France portent le nom de Bray, mais notons le bien pour la plupart B.R.A.Y. (31). Braye, avec la finale E, (32) est un nom commun, qui vient du latin Braium qui signifie boue. Braye est la fange, la terre grasse dont on fait les murs de Bauge. Par contre "Nueil" et "La Fougeraie" ont pu être inspirés par deux localités du Maine-et-Loire, département d'où Gracq est natif. La boue, les fougères, il y a création d'un climat significatif. C'est l'automne, il pleut.


Dehors, c'est la guerre. "Il n'était guère possible de rêver un lieu, une journée plus mornes; il me semblait que la terre entière moisissait lentement dans la mouillure spongieuse, s'affaissait avec moi dans un cauchemar marécageux, qui avait la couleur de ces marnières noyées où flottent le ventre en l'air des bêtes mortes" (33).


Dans le récit "La Route", un personnage, l'ami du narrateur, emprunte son prénom, à la langue allemande si sonore et chantante. il se nomme "Hal". Le rôle de ce personnage est de mettre en rapport le narrateur et les femmes qui hantent le Route. Il connaît leur langage, leurs habitudes et joue à l’intermédiaire. Que signifie le prénom, Hal ? Selon la lecture initiatique que nous suivrons (35), le prénom Hal prend toute sa signification. Don Pernéty à l'article Hal nous dévoile que ce nom est sel dans la tradition hermétique -"Hal : terme venu de l'Arabe dont plusieurs chimistes se sont servis pour signifier le sel" (36). Le sel alchimique, est l'intermédiaire entre le mercure et le souffre (37).


Nous verrons dans la partie Symbolique des Eléments (38), le rapprochement mettant en valeur, la signification de Hal, par le sel, dans une cohérence du texte donnée par une lecture alchimique : Julien Gracq a-t-il voulu consciemment ces rapprochements entre les Syrtes et les bancs de sable qui attirent le voyageur irrésistiblement, entre Vanessa et le papillon de la nuit et de la mort, entre Braye et la boue ? Nous ne le pensons pas. Une seule chose est certaine, c'est le nom de Tängri donné au volcan du Rivage des Syrtes, tiré du nom de la divinité mongole du ciel. Julien Gracq a bien voulu me confirmer qu'il connaissait sa signification en turco-mongol (39). Mais nous verrons plus loin l'importance de cette assimilation du volcan à une divinité (40).


Naturellement par sa très grande culture, Julien Gracq connaît l'origine des mots, des noms, leur étymologie, leur signification tout au long de l'histoire des civilisations et des religions. Mais il faut dépasser ce stade où l'on décrypte un mot, une croyance parfois vieille comme le monde ; Lorsque l'écrivain rêve autour des mots, il oublie certainement leur signification et c'est alors que mystérieusement, les mots, les concepts, réapparaissent dans sa conscience et que sa faculté d'imagination recrée par une logique qui lui est propre, une cohérence magique, lisible seulement "en énigme et à travers un miroir" (41).


Les Syrtes, frontière entre l'Occident et l'Orient sont en guerre depuis près de 300 ans, d'un côté, la Seigneurie d'Orsenna, de l'autre le Farghestan. Tout ce qui se rapporte à Orsenna, emprunte à la langue italienne, les sonorités des noms de ville : Maremma, Orsenna ; les nom propres, Vanessa, Aldo, Aldobrandi, Belsenza, Marino, Fabrizio, Roberto, Giovanni, Orlando, Danielo.


On a rapproché Le Rivage des Syrtes du roman de Dino Buzzati : Le Désert des Tartares (42). On serait également tenté de faire d'Orsenna, la République de Venise (43).


"La Seigneurie d'Orsenna vit comme à l'ombre d'une gloire que lui ont acquises aux siècles passés le succès de ses armes contre les infidèles" (44). La Seigneurie d'Orsenna s'enlise dans son passé de richesses et de gloires, comme, lentement, les palais de Venise, s'enfoncent dans les eaux de la lagune. Cependant à mesure que les analogies se font sentir, la référence fuit. Les romans de Julien Gracq sont une mosaïque d'éléments réels, dispersés et remagnétisés à la faveur de certains pôles. Nous n'avons pas à savoir si l'action se passe aux Syrtes, en Italie, en Grèce, le lecteur doit se contenter de voir où mènent les faisceaux d'images, et des noms propres. Dans Le Rivage des Syrtes, certains personnages comme Vanessa, Aldo, Danielo, oscillent entre deux pôles, l'un positif, l'autre négatif. Un courant magnétique passe dans la mer des Syrtes, fascinant les êtres d'exception, susceptibles d'être les "médiums". Pour étudier la nature du premier pôle, il faut déterminer celle du second : tant que l'on n'a pas étudié le pôle contraire on ne peut déterminer la nature du premier pôle. C'est seulement par opposition, que les deux natures vont faire jaillir la lumière qui nous permettra de les identifier.


Face au pôle "Orsenna" apparaît le pôle "Farghestan". Le nom propre de Farghestan n'existe pas plus que le nom d'Orsenna ; mais rappelle par sa finale en “estan” bien des pays du Moyen-Orient : Pakistan, Turkestan, Kurdistan, Afghanistan. On peut avancer prudemment l'analogie qu'il pourrait y avoir entre le Farghestan et la province ancienne du Ferghara : Ils parvinrent ainsi sur les bords du Haut Sir-Daria, d'Ixiarthes des géographes grecs, dans la province du Ferghare... là, ils touchaient aux confins du royaume grec de Bactriane (...)" (45). Dans le roman, le Farghestan est un royaume oriental. Cela est sensible, dans l'influence architecturale subie par les Syrtes, notamment à Maremma et, dans le port de vêtements étrangers à Orsenna, la veille de Noël.


Dans le récit, les Syrtes ont été jadis envahies par les Arabes (46) et le Farghestan par les Mongols : "On sait peu de choses dans la Seigneurie sur le Farghestan, qui fait face aux territoires d'Orsenna, par delà la mer des Syrtes. Les invasions qui l'ont balayé de façon presque continue depuis les temps antiques - en dernier lieu l'invasion mongole - font de sa population un sable mouvant, où chaque vague à peine formée s'est vue recouverte et effacée par une autre, de sa civilisation une mosaïque barbare où le raffinement extrême de l'Orient côtoie la sauvagerie des nomades" Le mot Orient est cité à maintes reprises : "Une fumée régulière et immobile qui semblait collée sur le ciel d'Orient"(48). La marche du Redoutable se dirigeant vers Rhages pique droit vers l'Est. Or l'Est évoque dans l'imagination, le lever du Soleil, l'Orient fabuleux et plein de promesses. Nous retirons du Rivage des Syrtes, et de ses sources orientales le même principe que nous avons trouvé dans les autres récits : Julien Gracq emploie des noms propres à résonances géographiques, historiques, littéraires, mais il faut bien comprendre, qu'il ne s'agit pas pour le lecteur de replacer le roman dans tel site, à telle époque. Cela serait une erreur regrettable. Les récits Gracquiens sont hors du temps et de l'espace (49) et racontent une aventure intérieure. Néanmoins, il était important semble-t-il, de décrypter cette symbolique des noms avant de la rejeter partiellement, car de tous ces noms, il est utile de retenir un certain climat, un halo, qui auréolent les récits Gracquiens de toute leur clarté et de tout rayonnement.


Au décor, aux personnages s'ajoutent les accessoires, éléments indispensables à tout opéra. Julien Gracq ressuscite dans Le Rivage des Syrtes tout un appareil historique tiré des musées et des livres d'histoire. Les emblèmes et les devises, les étendards, les architectures : La Seigneurie d'Orsenna a pour devise : "In sanguine vivo et mortuorum consilio supersum".

Et son emblème est la bannière de Saint Jude, un grand drapeau de soie rouge qui telle une flaque de sang, illumine les murs sombres et humides de l'Amirauté.

  1. 1.La devise d'Orsenna est donnée en latin pour mieux souligner le côté occidental de son gouvernement et de sa civilisation : "... la marque sobre et orgueilleuse de la ville éclatait sur ce mur nu qui portait seulement, fascinant le regard comme l’œil d'une cible, les armes d'Orsenna et l'étrange devise où se pétrifiait son génie sans âge : "In sanguine vivo et mortuorum consilio supersum" (50). La traduction ne nous est pas donnée, on peut traduire : "Je vis dans le sang et je survis par le conseil des morts". Peu de temps avant sa mort, Marino fait remarquer à Aldo, l'étrangeté de cette devise : "Il s'arrêta tout à coup, et sa lanterne levée éclaira faiblement un cartouche sculpté dans la voûte. -... In sanguine vivo... épela-t-il comme s'il eût déchiffré les syllabes à mesure (...) - Le sens n'est pas clair, Aldo (...) - ne l'as-tu jamais remarqué ? Le sens est indifféremment, ou bien que la ville survit dans son peuple, ou bien qu'elle demande au besoin le sacrifice du sang "(51).

  2. 2.La Bannière de Saint Jude est un grand drapeau de soie rouge. Rappelons qui est Saint Jude dans la tradition chrétienne. Saint Jude est l'un des douze apôtres, on le surnomme le "zélé", c'est le frère de Saint Jacques le Mineur et le cousin germain du Christ.
    Peut-être le nom de Saint Jude a-t-il été choisi pour renforcer les liens entre la seigneurie d'Orsenna et la Chrétienté ? De plus, son nom est mêlé à l'évangélisation des infidèles en Arabie, en Idumée (Mer Rouge), en Syrie et jusqu'en Mésopotamie ; il mourut vers l'an 80 on ne sait trop où, à Beyrouth pour les uns, en Arménie pour les autres. On a de lui une Epître écrite vers 67 où il prémunit les Chrétiens contre les erreurs des Simoniens, des gnostiques. La Bannière de Saint Jude est peut être une allusion à la bataille de Lépante en 1571 (52) où l'on voit l'oriflamme de Saint-Marc et de Saint-Denis, opposée au drapeau vert de l'Islam.

  3. 3.Le Sceau de Rhages : Là-bas, de l'autre côté, le Farghestan arbore comme sceau de sa chancellerie : "Le serpent entrelacé à la Chimère" (55). En terme héraldique, la chimère est un animal fabuleux. Pour la mythologie grecques c'est un monstre, personnification des volcans, mentionnée par Hésiode. Elle tient de la Chèvre et du lion ; elle souffle des flammes : "flammis (que) armata chimaera" (54). Aldo est poussé dans le roman au pays du feu, vers le volcan, vers le pays de la Chimère. La Chimère est une image féminine et Nerval a recueilli sous le titre de  «Chimères», plusieurs visages de femmes. Il avait noté à propos d’Henri Heine : « La femme est la chimère de l’homme, ou son démon, comme on voudra, un monstre adorable, mais un monstre… » (55). Du monstre féminin, chaud est dévastateur il n’y a qu’un pas à franchir pour expliquer son double et son contraire, le serpent : son double car le serpent est le tentateur. C’est par lui qu’Eve fit succomber Adam ; son contraire, parce que le serpent est froid, humide et masculin dans toute la tradition hermétique. Le Sceau de Rhages est inquiétant, car il évoque les symboles de destruction par le feu et l’eau. Il est l’image des grandes malédictions des temps anciens. Dans le récit, on remarque la fatalité qui semble peser sur la seigneurie d’Orsenna, et les quelques propa-gandistes, dont fait partie la jeune fille fouettée par Belsenza, n’ont de cesse qu’ils n’aient dit que les temps de la fin sont proches (56).

  4. 4.Les Lieux de Culte : Deux églises se disputent la préférence dans le cœur des habitants de Maremma : Marino, bon connaisseur des Syrtes, disait que Maremma avait épousé «Saint-Vital devant Dieu et Saint-Damase de la main gauche ».

  5. -Saint-Vital est le lieu de culte officiel, reconnu par la Seigneurie. C'est d’ailleurs la cathédrale de Maremma. Son nom (58) peut évoquer la vie face à la mort. Marino en bon traditionaliste portait à Saint-Vital une dévotion particulière. Saint-Vital c’est aussi le souvenir de la basilique Saint-Vital de Ravenne à partir de laquelle l’Empereur byzantin Justinien espérait reconquérir l’Empire d’Occident envahi par les barbares. Saint-Vital de Ravenne date du IVème siècle et peut dans le roman être le symbole de l’Occident face à l’Orient.
    De toute façon généralement quand on interroge Julien Gracq sur le nom des lieux, des personnages, des églises, qu’il emploie dans ses romans, on s’aperçoit combien souvent il ignore la raison. Il avoue chercher méticuleusement les noms propres, mais plus dans un sens esthétique et phonétique que dans un sens culturel. Très souvent, ils évoquent pour lui une impression qui se dégage de plusieurs contextes culturels, sociaux, historiques ou géographiques. Rappelons que si nous étudions les codes culturels qui se cachent derrière les noms, ce n’est pas pour forcer le sens du texte. Le sens du texte est bien plus ailleurs mais nous le faisons car cette culture Julien Gracq, qu’on le veuille ou non il l’a possède et, les divers leitmotive qui se dégagent de ces noms, convergent en maints faisceaux vers quelques pôles qui galvanisent l’ensemble des romans. Toujours dans ce même sens, penchons-nous sur le pôle attractif que représente Saint-Damase à Maremma.

  6. -Saint-Damase. Il existe un Saint-Damase, pape sous le nom de Damase 1er, né au Portugal, et pape de 366 à 384. On lui opposa l’antipape Ursinus. Il condamna les Apollinistes et les Macédoniens (59). Damase II fut pape du 17 juillet au 8 octobre 1048. Il mourut empoisonné. Saint-Damase fut l’un des plus ardents propagateurs du culte des martyrs, il composa en leur honneur de petits poèmes qu’il fit graver sur le marbre et fixer aux parois, près de leurs tombeaux. Dans le roman, l’église de Saint-Damase est longuement décrite (60). Plusieurs points la différencient de Saint-Vital : -architecture, -ancien foyer d’hérésies orientales, (foyer actuel et à la mode de "propagateurs" et "d’alarmistes"). Est-ce par un hasard objectif qu’à quelques lieux de Saint-Vital de Ravenne se trouvait le port de Classe et comme par hasard les Ariens y avaient construits leur basilique dédiée à St Apollinaire, même si Saint-Damase s’opposait aux Apollinistes ! Saint-Damase (61) dans Le Rivage Des Syrtes, emprunte son architecture à l’art oriental qui se trahissait dans "ses coupoles mauresques" (62). En fait, à Ravenne Saint-Vital possède une coupole et St Apollinaire une charpente. Mais Julien Gracq s’attarde peu à l’architecture, les pierres l’intéressent moins que le climat qu’elles dégagent. La nef de Saint-Damase, est haute et sombre. Une humidité malsaine s’en dégage. Dans cette pesanteur de tombeau, le brasillement des cierges réveille le souvenir de pratiques populaires plus ou moins magiques. On ne peut s’empêcher de penser aux pèlerinages des gitans aux Saintes-Maries-de-la-Mer, où les vieux rites sont héritiers des cultes à Isis, la Vierge noire. Saint-Damase ancien foyer d’hérésie. Saint-Damase est célèbre dans les territoires du Sud, pour son attachement à une certaine liturgie, à certains rites. Les hérésies du christianisme oriental, ont trouvé dans les temps reculés "un foyer de turbulents et d’aventureux" (63), un terrain d’élection. Elle avait été rattachée entre autres aux Eglises Nestoriennes d’Orient (64). De plus, ces hautes voûtes noires avaient abrité les prières de Joachim de Flore et de Cola di Riensi. Rappelons brièvement les grands traits de la vie de ces deux hommes : Joachim de Flore, moine calabrais du XIII ème siècle est l’auteur de l’Evangile Eternel (65) où il interprète originalement le dogme de la Sainte Trinité (66). André Breton (67) en 1940 salua en lui l’annonciateur de la liberté spirituelle : "… Joachim de Flore mené par des anges terribles qui a certaines heures aujourd’hui rabattent encore leurs ailes sur les faubourgs où les cheminées fusent invitant à une révolution plus proche dans la tendresse que les roses constructions heptagonales de Giotto". Cola di Riensi est certainement plus connu par l’intermédiaire de l’opéra de Wagner. Sa tentative pour rendre à Rome la république inspira même l’anglais Bulwer Lytton en 1835, dans un roman historique qui obtint un grand succès en Angleterre. De ces deux personnages, nous pouvons conclure que dans l’esprit de l’écrivain ils représentent la liberté, Joachim de Flore, dans le domaine religieux et spirituel, Cola di Riensi sur la plan politique. Saint-Damase nouveau point de rassemblement des tendances illuministes. "Cette église dédiée dans le passé à l’Obscur venait d’être ouverte quelques années auparavant. Comme par enchantement et par son entreprise peut être …". "Saint-Damase était une des fissures par lesquelles les vapeurs suspectes avaient envahi les rues (70)".


Saint-Vital, Saint-Damase sont les deux pôles, l’un positif, l’autre négatif de Maremma. Saint-Vital c’est l’Eglise officielle conforme à la Loi politique et religieuse. Saint-Vital, c’est la profonde dévotion de Marino, le capitaine intègre, le Sage de l’Amirauté. Saint-Damase c’est le soufre, l’hérésie ancienne, le foyer récent d’idées nouvelles. C’est le mal par rapport au bien. Par une dialectique qui est chère aux Surréalistes et à Gracq en particulier, Saint-Damase illustre l’éveil par rapport au sommeil, le feu par rapport aux marécages de l’oubli. Le Rivage des Syrtes est un livre très riche ; riche en images, en contextes culturels, historiques, géographiques, religieux et politiques. Mais tout cela est fort peu quant à la richesse du roman proprement dit. L’appartenance de Julien Gracq au Surréalisme est discutable et discuté et pourtant Le Rivage des Syrtes est peut être le plus surréaliste des romans de Julien Gracq.


L’agrégé d’Histoire et de Géographie n’est pas tombé dans les pièges du réalisme et les réminiscences historiques et de géographiques que nous avons étudié dans ce roman, ce ne sont que des mots et des actes, resurgis des eaux profondes de la mémoire et de l’inconscient et que les dons du poète ont regalvanisés pour être les pôles attractifs d’une histoire de l’homme. Histoire Prométhéenne par excellence, où un homme parmi les hommes, réveille les songes d’autrefois, et part à la recherche du feu.


Aldo appartient à cette longue lignée de héros que tente le divin, Prométhée, Icare, Don Juan, Faust, Parsifal. Si les Syrtes sont une frontière entre l’Occident et l’Orient, entre le profane et le sacré, on peut voir dans les reflets marécageux de leurs eaux troubles, leur double qui est l’homme : "L’homme est pour lui-même une frontière consciente posée entre deux mondes : celui de l’intérieur, le moi indivisible qui est la vie réelle, inconnaissable directement, celui de l’extérieur, l’univers illimité, indéfiniment multiplié et divisé" (71).


Le Rivage des Syrtes est l’épopée de la conquête de la liberté par l’homme. L’homme prend conscience de son corps, de tout ce qui l’entoure, et par un prodigieux effort de libération il se dégage de sa prison de chair par un défi lancé à la face des hommes et de l’univers. La beauté du roman réside dans les pages fiévreuses où l’attente est le sel de la liberté.


Notre propos n’est pas de passer en revue tous les noms propres employés par Julien Gracq, mais seulement ceux dont la signification semble la plus énigmatique. Par contre il semble que dans Un Beau Ténébreux les noms d’Allan et de Dolorès aient été choisis instinctivement : Allan est le dandy étranger et riche qui s’entoure de mystère, dans une atmosphère de roman noir. Il emprunte d’ailleurs son prénom à Edgar Allan Poe. On sait que Julien Gracq est un grand lecteur de ce romancier américain (72). Dolorès, au prénom étranger, mais cette fois méditerranéen, est la femme fatale, très belle, inquiétante par ses apparitions et ses disparitions au cours de l’été. Son rôle n’est qu’épisodique, mais il semble qu’elle ait quelques rapports avec la mort. En effet son prénom, par son étymologie latine rappelle la "Mater Dolorosa", la mère douloureuse qui assiste son fils à l’agonie. Dolorès est là lors du suicide d’Allan. Elle a accepté de partager ce pari un peu fou et morbide. Elle a également consenti à jouer le jeu stupide du Bal Masqué : elle partage avec Allan le rôle des "Amants de Montmorency", dont le suicide ne fait aucun doute : "Au côté de leur costume, à l’endroit du cœur, provocante, insolente comme une fleur fraîche, une large tache de sang" (73). On pourrait également se pencher sur le prénom de Christel : "Christel  est une princesse" (74), "une princesse lointaine, une sphinge" (75).


Elle est aussi pure que le cristal, mais son sacrifice ne va pas jusqu’à celui du Christ, puisqu’elle ne boit pas le poison avec Allan. Néanmoins, elle est sacrifiée, comme dans Faust, Marguerite, à laquelle Allan lui-même fait allusion, car il a remarqué que les deux situations étaient assez similaires (76).


Certes, les noms propres employés dans les récits de Julien Gracq sont parfois significatifs par leur étymologie, par le contexte culturel, historique, géographique, mais ils ne permettent pas de saisie toute la poésie qui s’attache autour d’eux-mêmes, tel un arc-en-ciel aux couleurs chatoyantes. Afin de mettre en valeur ses composantes, nous tenterons de braquer un projecteur sur ce halo mystérieux qui nimbe certains personnages de détails caractéristiques, d’attitudes diverses devant les mystères de la vie et de la mort.

Marguerite-Marie Bénel-Coutelou, Magies du Verbe chez Julien Gracq, Thèse pour le Doctorat de troisième cycle de Littérature française, Université Paul Valéry de Montpellier, Novembre 1975.