Les personnages
 

Nous allons nous pencher sur trois personnages, Albert d’Au Château d’Argol, la Servante du Roi Cophétua, et enfin l’Envoyé de Rhages du Rivage des Syrtes. Les deux premiers, Albert et la Servante sont au centre même du récit, Albert étant l’homme qui "recherche", semblable par certains points, à l’alchimiste en quête de la Pierre Philosophale, la Servante étant le moyen de parvenir à la Rédemption, au rachat de l’homme qui est dans la boue.


Le troisième personnage, l’Envoyé de Rhages, occupe dans le Rivage des Syrtes un rôle épisodique qui semble être tout à fait secondaire, et pourtant, si on examine de près les métaphores, les comparaisons, les images qui le décrivent, on prend alors conscience de toute l'importance qu'il prend dans l’imaginaire Gracquien : l’Envoyé est, en quelque sorte, le double et le contraire des deux personnages précédemment cités, Albert et la Servante.


C’est le Diable face à l’être humain qui recherche ou qui donne le salut. Il est le Mal face au Bien, l’Impur face au Pur. Toute la structure des romans Gracquiens joue sur cette dialectique. Mais tout n’est pas si simple, et la frontière entre le Diable et Dieu (nous les appelons ainsi faute de mots plus significatifs), entre le Sacré et le Profane, est mouvante et trouble. A force de vouloir tout expliquer, on risque de s’enliser comme dans les sables mouvants qui entourent Maremma. Diable ou Bon Dieu ? Ces deux avatars ne seraient-ils pas un seul et même personnage qui n’aurait ni nom, ni figure sinon dans l’imaginaire des poètes ?


Dans Au Château d’Argol, Albert est un chercheur, un intellectuel. Il tente de déchiffrer Hegel et recherche avec passion la signification intime des mythes qui ont bercés l’humanité. Il est donc un peu semblable à l’alchimiste du Moyen Age (77). Julien Gracq s’attache longuement à l’explication du mythe de la chute de l’homme par Hegel : "Si nous examinions de plus près l’histoire de la chute, disait-il, nous trouvons, comme je l’ai dit déjà, qu’elle met en lumière le retentissement universel de la connaissance sur la vie spirituelle. Dans sa forme naturelle et instinctive, la vie spirituelle porte la robe de l’innocence et la confiante simplicité, mais l’essence même de l’esprit implique l’absorption de cette condition immédiate en quelque chose de plus élevé. Le spirituel est distingué du naturel, et plus spécialement de la vie animale, en ce qu’il s’élève à la connaissance de lui même et d’un être à lui propre. Cette division doit à son tour s’évanouir et être absorbée, et l’esprit peut s’ouvrir à nouveau une route victorieuse vers la paix. La concorde alors est spirituelle, c’est à dire que le principe du rétablissement est trouvé dans la pensée et dans la pensée seule. La main qui inflige la blessure est aussi celle qui guérit." (78)


On sait l’importance que Hegel a joué sur les Surréalistes, mais Julien Gracq est le seul à s’être intéressé d’aussi près, à ce problème précis .(79) Il y a dans notre civilisation occidentale fortement influencée par le judéo-christianisme, l’idée que la connaissance est à la source de la chute originelle.


Adam et Eve, d’après la Bible, ont été chassés du Paradis Terrestre car ils avaient goûtés à l’arbre du Savoir, l’arbre du Bien et du Mal. Le Tentateur leur avait dit : Vous serez comme des Dieux ! Si la connaissance est la cause de la chute, elle en est la seule Rédemption dans certaines philosophies ayant repris à leur compte, et interprété une parole prêtée au Christ : "La main qui inflige la blessure est aussi celle qui guérit". Hegel reprend le sens d’une phrase de l’Evangile "Je tuerais et je ressusciterais". Gracq est loin des dogmes chrétiens. Il voit dans le drame de Parsifal de Wagner, toute autre chose que "acquiescement du maître au mystère chrétien de la Rédemption" (80), selon les mots de Nietzsche. En occident, cette notion de salut par la mort, suivie de la résurrection est familière des textes notamment alchimiques (81). C’est une pensée ésotérique de premier ordre. Elle est relevée par Fulcanelli : "Une main céleste dont le bras est bardé de fer brandit l’épée et la spatule". Sur le phylactère on lit ces mots latins : - percutiam et sanabo – je blesserai et je guérirai. Jésus a dit de même : "Je tuerai et je ressusciterai…". L’artifice cabalistique (…) consiste dans le choix du double instrument (…). L’épée qui blesse, la spatule chargée d’appliquer le baume guérisseur, ne sont en vérité qu’un seul agent doué du double pouvoir de tuer et de ressusciter (…) Spatule, en grec, (…) signifie également glaive, épée, et tire son origine de (…), arracher, extirper, extraire" (82).


Cette devise revient souvent dans l’œuvre de Gracq (83) ; incarné par Kundry (84) elle occupe le centre d’intérêt dans sa pièce de théâtre "Le Roi Pêcheur". Gracq se dégage de toute métaphysique "mot dont il avait horreur" a écrit Armand Hoog (85). Dans un contexte chrétien auquel il ne peut échapper, par l’intermédiaire des mythes médiévaux, il se pose la question sur  "l’aspiration terrestre et presque nietzschéenne à la sur-humanité" (66). Par là, la philosophie qui se dégage de l’œuvre de Gracq est proche du but de l’alchimie : c’est une technique de salut, une expérience sacrée.


L’alchimiste "essayait de se débarrasser de sa condition entachée de vileté en s’aidant de la matière et principalement des métaux qui, comme lui, devaient mourir avant d’être transmutés en or, image de la perfection. Il suivait pour cela l’exemple du fils de Dieu et sa passion. L’expérience mystique des alchimistes apparaît comme une triple passion et résurrection : celle de la matière, de l’homme et de Dieu. Elle donne ainsi à la souffrance rédemptrice une plus grande envergure en associant la matière au drame humain…" (87).


On sait que la mort, est la conséquence de la chute originelle dans la tradition judéo-chrétienne. Or, le possesseur de l’Elixir de longue vie devait voir sa vie se prolonger et acquérir même la quasi-perpétuité de l’existence. "La Pierre philosophale donnait à l’adepte l’excellence illuminative, physique et morale, le bonheur parfait, l’influence sans limites sur l’univers la communion avec la cause première. Trouver la Pierre philosophale, c’était découvrir l’Absolu, la véritable raison d’être de toutes les existences, posséder la connaissance parfaite" (gnose) (88). Pour le chrétien, l’illumination totale n’a lieu, s’il en est digne, qu’après sa mort terrestre. Or, l’alchimiste cherche à obtenir cette illumination sur terre. L’alchimiste est alors semblable à Dieu ou au Diable, il possède leur connaissance et leurs pouvoirs. C’est un surhomme. Gracq ne peut se détacher complètement de la métaphysique chrétienne, tout au moins dans son premier récit, en proposant "une version démoniaque" de Parsifal, ce qui est purement subjectif. Ainsi les grands mythes médiévaux et romantiques du Graal, de Faust, prennent une nouvelle signification dans l’œuvre de Gracq, y jouant "le drame de la toute puissance, la tentation de devenir Dieu" (89) rejoignant ainsi une des grandes aspirations des alchimistes de tous temps.


La servante du Roi Cophétua est l’un des personnages féminins les plus attachants de l’œuvre de Julien Gracq : ses apparitions sont celles d’une ombre fantomatique dans des vêtements peu ordinaires, la faisant plus ressembler à une actrice de théâtre qu’à une servante ; elle se tait mystérieusement, accomplissant son service comme un rituel. Jamais ses sentiments personnels n’apparaissent sauf, lorsque prise par surprise, la tête plongée dans ses mains, ils accusent son désespoir de ne pas voir rentrer Jacques. Elle semble être soumise à des ordres supérieurs. Malgré cette soumission, cette obéissance aveugle aux ordres, elle est auréolée d’une certaine puissance. Le rôle qu’elle tient la rend intouchable, inviolable, presque sacrée. Elle fait penser aux prêtresses de l’antiquité, ou aux anges de l’Annonciation. Nous avons vu combien elle est proche de l’ange qui apporte la rédemption dans la gravure alchimique de la Toyson d’Or (90). C’est aussi un ange noir, un ange des ténèbres, fait pour sauver et pour damner (91). C’est toujours cette même idée qui revient chez Gracq : le sacré, l’amour, la véritable connaissance sont inviolables sinon pour des êtres d’exception, pour un nombre très réduit d’êtres élus, de surhommes dont les héros Gracquiens font toujours partis.


La Femme, mystérieuse servante : quel est ce personnage féminin qui fait office de maîtresse de maison ? Nous l’ignorons, le narrateur de même. D’ailleurs c’est plus une apparition qu’un personnage réel. Elle paraît, disparaît sans un mot ou presque, portant un flambeau à la main. Ses cheveux noirs lui dérobe le visage : "Elle semblait tenir à la ténèbre dont elle était sortie par une attache nourricière qui l’irriguait toute ; le flot répandu des cheveux noirs, l’ombre qui mangeait le contour de la joue, le vêtement sombre en cet instant sortait moins de la nuit qu’ils ne la prolongeaient" (92). Ses vêtements ne sont pas moins étranges : "Elle était vêtue d’un ample peignoir de teinte foncé, serré à la taille par une cordelière, et qui laissait apercevoir seulement quand elle marchait la pointe des pieds nus ; les cheveux noirs rejetés en arrière retombaient sur le sol en masse sombre, leur flot soulevé par une collerette qui se redressait sur la nuque et venait envelopper le cou très haut ; un manteau de nuit plutôt qu’un peignoir, retombant au-dessous de la taille en plis rigides – hiératique, vaguement solennel, avec ce rien de souligné à plaisir, d’imperceptiblement théâtral, qui rendait si intrigant son accoutrement de servante : dévêtue pour la nuit comme on s’habille pour un bal" (93).


Le costume de la servante diffère de celui de la femme de la Toyson d’Or (94). Dans la gravure alchimique, la femme est revêtue d’atours magnifiques, elle porte une couronne d’or sur laquelle se trouve une étoile d’argent. La jeune femme du récit de Gracq, est vêtue de façon monacale, sobrement, avec élégance et noblesse. Mais dans les deux interprétations, l’accoutrement, est étonnant, théâtral même. Il semblerait que ce trait soit à retenir.


Dans la gravure décrite par Gracq notons cette curieuse phrase : "(…) rien dans l’histoire de Desdémone n’évoquait le malaise de cette annonciation sordide" (95). On voit assez mal le rapport qu’il peut y avoir entre le tableau décrit (96) et une annonciation sordide. Par contre des ailes sont représentées dans la gravure alchimique de la Toyson d’Or. En effet sur les différentes vignettes de l’Ethiopien, la femme porte des ailes comme l’ange Gabriel du mystère de l’Annonciation, dans l’iconographie chrétienne. Dans l’imagerie alchimique le thème de l’Annonciation est souvent employé. Voyons le commentaire que fait un alchimiste contemporain Armand Barbault de la première page du Mutus Liber (97), l’un des ouvrages les plus connus dans le domaine de l’alchimie (98). "Portons (…) notre attention sur la première planche du Mutus Liber. C’est la plus importante : l’Annonciation.


Personne ne peut en effet réussir à accomplir l’œuvre s’il n’a pas eu la Révélation, s’il n’a pas été appelé d’une façon ou d’une autre par les divinités (…) à la réalisation de cet œuvre. Un simple coup d’œil sur cette première planche nous montre un personnage endormi sur le flanc d’un rocher autours duquel sont disposés tous les éléments de la nature.


La gravure toute entière est entourée d’une couronne de roses, ce qui signifie que la personnage a été choisi pour recevoir l’Annonciation ; en effet, à ses pieds se dresse l’échelle initiatique, l’échelle de Jacob, au pied de laquelle un ange souffle dans une trompette dirigée vers l’homme endormi afin de lui révéler sa mission. (…) Il est tout à fait vraisemblable que l’enseignement est ainsi préparé mystérieusement pendant le sommeil" (99). "Cet ange, placé sur l’échelle de Jacob, reçoit l’échos d’un autre ange situé, lui, au sommet de l’échelle et qui, de sa trompette, produit également le "son" que l’autre ange doit faire entendre à l’adepte" (100). Dans le récit de Gracq, la servante est celle qui révèle le secret pendant le sommeil. Quelle est cette révélation ? Nous ne le savons pas. Le narrateur, pressant inconsciemment la révélation. D’après- lui, la jeune femme agit sur l’ordre de Jacques : "Tout n’avait pu être inventé dans ce scénario étrange. Quelque chose me soufflait à l’oreille – je ne sais quoi de pauvre, d’entravé, de sournoisement déférent en elle dès que le canevas étudié des gestes ne la soutenait plus qu’elle avait été réellement la servante de Nueil" (101). Jacques est là-haut dans le ciel aux commandes de son avion. Il semble envoyer un message à son ami par l’intermédiaire de la jeune femme. Mais quel est ce message ? Tout le charme des textes Gracquiens, et de celui-ci en particulier, est que nous ignorons le fin mot de l’histoire. D’ailleurs existe –t- il vraiment ? Ne nous sommes-nous pas laissées entraîner par des coïncidences, des éléments qui nous paraissaient significatifs. Le héros, un peu trop imaginatif n’a-t-il pas bâti tout un roman, autour de cette jeune femme et d’un tableau, mis là peut-être, sans raison sinon esthétique ?


Néanmoins, les circonstances, la guerre, l’automne, la mort probable de Jacques font de ce récit une histoire simple dont le dépouillement tragique fait penser à un Racine.

Tournons-nous maintenant vers le troisième exemple que nous avons choisi pour illustrer notre symbolique des personnages :

"L’envoyé" dans Le Rivage des Syrtes. Dans le contexte d’un Tangri, montagne conique, union entre la terre et le ciel (102), nous devons attirer l’attention sur ce personnage masculin qui est envoyé à Aldo par le Farghestan.

Dans les ruines de Sagra, la princesse Vanessa Aldobrandi, fait garder un bateau au statut non réglementé, par un homme qui se trouve être au chapitre 10 "L’envoyé". Aldo le reconnaît à cette "silhouette vigoureuse et cependant assez gracile"(103) et à sa "légèreté élastique et silencieuse"(104). Il possède un pistolet, qui pourrait bien avoir joué un rôle dans la mort du capitaine Marino (105). Nous n’irons pas jusqu’à dire que "L’envoyé" était là, lors du drame, ou que Marino est armé d’un pistolet. Rien dans l’histoire, ne prouve une affaire de ce genre et pourtant, nous retirerons de ce récit la mort de Marino, un climat d’angoisse, de danger représenté par un pistolet, certes en image ; mais souvent l’image est très proche de la réalité. Ce gardien de bateau clandestin, cet envoyé de "là-bas" est affable, poli, mais ses yeux dénoncent sa cruauté. Ils fascinent comme les yeux des serpents "luisants et fixes" (106). Aldo note que la voix de l’envoyé est légèrement musicale" : "La lente, la silencieuse ondulation de reptile qu’il avait eue pour sortir de l’ombre et pour s’y évanouir, la fascination qu’avaient exercée sur moi ses yeux et sa voix, (…) m’aurait donné à croire à une hallucination, si le laisser–passer éclaboussé de rouge par le grand sceau de Rhages n’eût reposé sur ma table, pareil à ces pactes maléfiques qu’on signe de son sang" (107).


L’allusion est trop claire dans le texte pour ne pas songer au lien qui existe entre l’envoyé de Rhages et le serpent de la Bible représentant soit le Diable, soit l’envoyé du diable. Aldo est le jeune Faust qui pactise avec l’Au-delà. Voici un point nouveau, toucher le sacré suppose un pacte avec le mal, il n’est pas question de savoir si Dieu c’est le bien ou si c’est le mal, si Dieu est le bien et le mal. Dieu c’est l’Au-delà. C’est le sacré, l’inviolable, l’intouchable. l’homme qui tente de franchir les limites entre la terre et le ciel, ne peut le faire que par des moyens magiques, diaboliques. Le poète est par excellence ce violeur de sacré, ce profanateur.


Ce que les gens ordinaires appellent traîtres ce sont des poètes pour Vanessa. En effet pour elle ceux qui "passent aussi de l’autre côté" ce sont "les poètes de l’événement" (108). Sur le plan militaire, Aldo n’est pas un traître à sa patrie mais c’est un poète. Cette qualité n’est pas sensible aux yeux du commun qui ne reconnaît les poètes que dans les "faiseurs de vers". Marino et Vanessa ont seuls reconnu en Aldo un poète, au sens le plus élevé du mot. Or, Marino se méfie des poètes. Il m’aime pas l’acte irrémédiable qu’Aldo doit faire en tant que poète "Marino m’aime pas les poètes" (109). La longue explication de Vanessa soulève toute la portée surréaliste du Rivage des Syrtes : "Risquer sa vie, celle des autres, réfréner sa peur, pour voir, pour faire ce qui est défendu, au risque de se brûler, de déclencher ce cataclysme qui balayera du paysage la Seigneurie et rendra à la nature son paysage primitif " (110).


Dans l’œuvre de Julien Gracq, tout au moins dans les récits que nous venons de citer, les personnages n’ont pas vraiment de vérité psychologique profonde. Rien ne peut évoquer ici, les personnages solidement campés de Mme de Lafayette, de Gide, de Mauriac, de Proust. Chez Julien Gracq les personnages sont des êtres fantomatiques, évanescents, ambigus qui n’ont rien à voir ou si peu, avec la réalité. Ils ont une présence, certes, c’est ce qui en fait leur beauté, mais une présence poétique, qui touche notre sensibilité, en son point le plus élevé qui est celui de l’esthétique.


Et cette présence est non pas l’incarnation, ce serait trop froid et trop arbitraire, mais l’amplification d’une idée, d’une philosophie, d’une rêverie sur la destinée humaine. Mais sur la terre l’homme n’est pas seul à se débattre avec son devenir. Il est solidaire d’autre chose, l’espace et le temps qui entravent son existence, mêlant les fils embrouillés de sa destinée.

Marguerite-Marie Bénel-Coutelou, Magies du Verbe chez Julien Gracq, Thèse pour le Doctorat de troisième cycle de Littérature française, Université Paul Valéry de Montpellier, Novembre 1975.