L’espace
 

Dans l’œuvre romanesque de Julien Gracq, les personnages se meuvent dans un espace doué de signification qui s’ordonne magnétiquement autour des lieux, tel le château, l’Amirauté, l’hôtel des Vagues, l’étrange maison de Jacques Nueil. Ces centres géométriques qui protègent l’homme, qui lui servent de refuge, présentent certaines constantes : ils sont isolés, de construction parfois étonnantes ; à l’intérieur, les objets du mobilier, de la décoration, s’organisent selon un ordre qui manque souvent de logique. On entre dans ces lieux "refuges" au cours d’une sorte d’initiation, avec un certain rituel. D’ailleurs il faut répondre à certaines normes, qui ne sont jamais définies, mais que l’on peut concevoir : le héros Gracquiens sont doués d’un prestige physique, intellectuel, d’une rare intensité. Seuls ces êtres prédestinés, sélectionnés entrent et sortent de ces lieux - refuges auxquels s’opposent un espace, dont les diverses composantes semblent appartenir à une logique autre que celle du monde réel : ce sont, l’Allée (111) à la géométrie implacable ouvrant sur un rond – point de bout du monde, la Chapelle des Abîmes (112) mystérieuse et envoûtante, le cimetière aux tombes vacantes (113), le château de Roscaër (114), l’île de Vezzano et le volcan Tangrï (115).


Pour les personnages, ces pôles magnétiques de leur errance, appartient à un espace sacré, dans la mesure où le sacré fait irruption dans le réel. Un exemple pris dans Le Rivage des Syrtes illustrera cette idée de la hiérophanie (116), c’est à dire l’irruption de quelque chose de sacré se montrant à l’homme. Chez Gracq il est rarement question de religion, encore moins de théologie, et pourtant le climat dans lequel baigne Le Rivage des Syrtes est un climat religieux.


Nous allons voir comment les métaphores, les images et autres procédés de style qui régissent ce roman, obéissent aux règles qu’a définies Mircea Eliade dans Le Sacré et le Profane (117) et comment l’espace illustré par le Farghestan, cet autre côté fabuleux et mystérieux qui attire magnétiquement et fatalement Aldo, est un espace sacré. Car, c’est l’espace de la Révélation. Aldo, en allant voir ce qui se passe, là-bas, de l’autre côté, se réalise, parce qu’il force les mystères du sacré, oubliant le monde réel, banal, et quotidien, fait d’ennui, de compromission, de lâcheté dont se contente Marino et ses semblables.


L’Espace sacré : Les Syrtes, frontières entre l’ici et l’Aude-là, entre le Sacré et le Profane. Le récit est vu uniquement du côté terrestre. Du Farghestan on ne sait rien, sinon qu’"ils" sont singulièrement éveillés, là-bas. De l’île de Vezzano qui est le centre géométrique entre la Seigneurie d’Orsenna et le Farghestan, on aperçoit le volcan Tängri. Ce volcan terrifie les citoyens d’Orsenna. Le volcan, soi-disant éteint, laisse échapper un mince cône de fumée, la nuit où Aldo s’approche du Farghestan. Le Tängri est le centre des préoccupations de ces hommes. Le Tängri est une sorte de lieu sacré. Seuls, certains êtres en prononcent le nom : Vanessa et Aldo. Les marins du Redoutable ne le prononcent pas : "Le Volcan ! Le Volcan ! hurlèrent d’une seule voix trente gorges étranglées (…)" (118). D’ailleurs, prononcer son nom c’est souiller ce qui se cache derrière. En effet, les mots trahissent la pensée. Et Aldo constate : "Ce que je voulais n’avait de nom dans aucune langue. Etre plus près. Ne pas rester séparé. Se consumer à cette lumière. Toucher" (119).


Dans la mentalité primitive et religieuse, la montagne est ce qui relie la terre au ciel, c’est le point de passage d’un monde à l’autre : "(…) la communication avec le ciel est exprimée indifféremment par un certain nombre d’images se référant toutes à l’Axis Mondi : piliers, échelles, montagne, arbre, liane, etc. " (120).


Le nom même de Tängri est emprunté à la divinité mongole Dieu-Ciel dans les langues Ouralo-Altaïques (121).


On peut considérer que la fumée qui s’échappe de la bouche du volcan est l’image des relations entre la Terre et le Ciel. Elles élèvent l’âme vers l’Au-delà. Pour Aldo le Farghestan est un "Au-delà" fabuleux. Par la suite il ne peut s’expliquer comment il a fait l’acte irrémédiable : aller voir le Tängri de plus près. Il est semblable à Don Juan qui veut appréhender la merveille, toucher l’intouchable. mais le sacré est inviolable et il faut être une âme damnée, pour l’approcher, comme le lui souffle Fabrissio : "tu es le diable ! "(122). Aldo a le désir de se brûler à cette lumière sortie de la mer. L’emploi du nom du Tängri donne une résonance cosmogonique : "Le nom mongol de la divinité suprême est Tängri, qui signifie ciel, tengeri des Bouriates, tëngére des Tatars de la Volaga, Tingir des Beltires, tangara des Yakoutes…"(123). Le Tängri est une montagne sacrée où se rencontrent le Ciel et la Terre c’est l’Axis Mondi : "L’Enfer, le centre de la Terre et la "Porte" du ciel se trouvent (…) sur le même axe et c’est par cet axe que s’effectuait le passage d’une région cosmique à une autre" (124). Le volcan se met en frais pour saluer l’arrivée du Redoutable. Le volcan éteint depuis longtemps, laisse échapper un cône de fumée. Il est possible d’interpréter par cette soudaine activité du volcan, une manifestation de l’Enfer, du royaume souterrain.


Une analogie s’impose dès lors entre cette manifestation d’un feu intérieur et le symbolisme héraldique des armes de Rhages : "A l’angle de droite portant le serpent entrelacé à la chimère, et tel que je l’avais si souvent déchiffré à l’Académie diplomatique au bas des traités poussiéreux et centenaires, le sceau de la Chancellerie de Rhages étoilait la feuille" (125). La chimère, en terme héraldique, est un animal fabuleux nous l’avons vu, venu de la mythologie grecque, personnification probable des volcans. Les chimères en effet laissaient échapper des flammes (126).


Si on se réfère à la correspondance qu’il peut y avoir entre les animaux et les éléments, on peut constater que le "serpent entrelacé à la chimère" évoque l’union de la terre et de l’eau (serpent) au feu (chimère). Rhages est le centre du monde pour Aldo, Vanessa et ceux qui "attendent". C’est à la fois le passage entre la terre et le ciel, entre le monde réel et le monde surréel. Et Aldo rappelle parfois le chaman qui dans son voyage mystique, gravit la montagne cosmique, s’arrête devant un trou car c’est l’entrée de l’autre monde : "les mâchoires de la terre", "le trou de fuite de la terre"(127). Les religions orientales ont franchi le pas qui sépare la montagne de l’arbre, fait le lien entre la terre et le ciel. L’escalade de l’arbre fait partis de nombreuses initiations, notamment dans le chamanisme. Et aux solstices d’hiver, le 25 décembre, et d’été, 24 juin (St Jean), l’illumination des arbres est le souvenir de ces croyances très anciennes : "Aux solstices d’hiver (25 décembre) correspond la fête de naissance de la divinité solaire, parce qu’apparaît alors dans le ciel le soleil nouveau, premier des douze disques ou boucliers de l’année. Quelques détails historiques éclairent pour mieux comprendre le rôle que jouent dans cette fête et dans celle du solstice d’été, la rue flamboyante, la couronne de lumière, les rondes les moulinets de torches ardentes dominant dans la nuit des orbes de feux, l’étoile solaire et jusqu’aux boules de nos arbres de Noël"(128).


Au chapitre 9 du Rivage des Syrtes l’apparition du volcan est une création personnelle de l’auteur, mais l’impression d’arbre de Noël illuminé persiste : "(…) une apparition sortait de la mer comme un mur. (…) sur la droite la forêt de lumières de Rhages frangeait d’un scintillement immobile l’eau dormante.


Devant nous, pareil au paquebot illuminé qui mâte son arrière à la verticale avant de sombrer, se suspendait au-dessus de la mer vers des hauteur de rêve un morceau de planète soulevé comme un couvercle, une banlieue verticale, criblée, étagée, piquetée jusqu’à une dispersion et une fixité d’étoiles de buissons de feux et de girandoles de lumière "(129).


A cette notion d’objet vertical, sombre, criblé de lumières, s’ajoute celle de lieu sacré, de lieu de culte : "Comme le piédestal, la pyramide brasillante et tronquée d’un autel qui laisse culminer dans la pénombre la figure du dieu, l’espalier de lumières finissait à cette lisière inégale"(130). A l’idée d’autel, de lieu sacré, s’ajoute celle du dieu, dont on ne prononce pas le nom : "Le Tängri ! dit doucement Fabrissio pâle comme la cire, en enfonçant ses ongles dans mon poignet, comme devant une de ces puissances très rares dont le nom est prière, et qu’il est permis seulement de reconnaître et de nommer" (131).


Mais gardant toujours ses distances, par rapport au lecteur, Gracq ramène soudain une image fantastique et sacrée, à celle plus profane de "Géant illuminé". Cette mise en garde de l’auteur contre toute interprétation est sensible même au niveau de l’écriture, dans sa retenue, et dans son refus de toute identification. En effet, il n’y a pas qu’une voie pour approcher un texte Gracquien mais plusieurs voies susceptibles de nous y conduire. Or, si on désire être sincère avec le texte, il faut aller au bout de sa propre voie, il faut examiner tous les points de repère qui jalonnent la route qu’il nous ouvre.

Marguerite-Marie Bénel-Coutelou, Magies du Verbe chez Julien Gracq, Thèse pour le Doctorat de troisième cycle de Littérature française, Université Paul Valéry de Montpellier, Novembre 1975.