L'initiation
 

Nous venons de voir à travers l’exemple d’Au Château d’Argol, combien la matière, informe au départ, est travaillée, manipulée, comme les alchimistes la travaille pour en dégager l’esprit, la quintessence, la subtilité. L’alchimiste et l’écrivain sont semblables au Dieu de la Bible qui prit un peu de boue, la façonna et y souffla dessus pour lui donner la vie, pour lui donner l’esprit.


Cette métamorphose du corps en esprit est due à une transformation lente et difficile où la matière prend conscience de son existence et de son pouvoir. Les surréalistes ne croyaient pas en l’opposition de l’Esprit et de la Matière mais en leur séparation à laquelle il fallait mettre un terme. C’est pourquoi dans l’œuvre surréaliste une aussi grande place est accordée à l’initiation. On croit habituellement que l’initiation est la révélation d’un secret. Cela est vrai pour certaines sociétés secrètes qui n’ont gardé que la lettre et non l’esprit du rite initiatique antique ou primitif. En effet le secret n’est qu’un accessoire, car, l’initiation est en réalité la transformation de l’être. L’homme qui est initié dans les sociétés primitives prend conscience de son être, de son corps : « L’initiation comporte généralement une triple révélation celle du sacré, celle de la mort et celle de la sexualité (171) ». le sacré, la mort et l’amour sont les trois pivots autour desquels tourne l’œuvre de Gracq. C’est en cela qu’elle est humaine et attachante car elle s’interroge sur les questions que se pose l’être humain de toujours. L’homme se pose des questions et attend la révélation.


Tout dans l’œuvre de Julien Gracq ramène à cette recherche de la révélation, à cette soif de connaissance. Le thème de son unique (172) pièce de théâtre Le Roi Pêcheur (173) en est un bon exemple dans sa reprise du mythe du Graal vu par Wolfram d’Eschenbach et par Wagner.


Mais nous ne l’étudierons pas car nous nous sommes fixé à l’œuvre romanesque. Nous nous contenterons de prendre deux exemples qui nous sont apparus comme les plus significatifs (reprenant sans le savoir le scénario initiatique proposé par la tradition) : Le Roi Cophétua et un chapitre tiré d’Au Château d’Argol, « La Chapelle des Abîmes ». Nous avons étudié (174) le pouvoir de l’imaginaire dans Le Roi Cophétua, dans son analogie avec un scénario alchimique dont la gravure représente « la Purification », nous allons voir dans le même récit les étapes de la révélation : l’attente, l’initiation, le cérémonial et les divers échos qu’elle éveille en nous qu’ils soient religieux, culturels, mythique ou légendaires.


Dans tous les romans ou récits de Julien Gracq nous retrouvons les étapes immuables qui caractérisent le scénario de l’initiation : l’Attente, le Voyage, la Renaissance. L’attente se fait dans un lieu retiré et privilégié : château isolé, Amirauté perdue dans le désert, pavillon de banlieue enfoui au fond d’un parc touffu. Le caractère de ces lieux est mystérieux, inquiétant, parfois même angoissant. Le voyage subit de nombreux avatars : le franchissement de la frontière par Aldo, la promenade à Roscaër dans Un Beau Ténébreux, la nuit d’amour dans Le Roi Cophétua ou la descente dans « La Chapelle des Abîmes » semblable aux enfers. Il revêt les caractéristiques d’un voyage dans l’Au-delà (175), dans un monde inconnu, sacré.


C’est le symbole de la mort initiatique qui sera suivie d’une renaissance. Il exige de se plier au rituel, aux règles. Si le néophyte accomplit convenablement ce rituel il naît, ou renaît au soleil, à la vie, à la lumière. Désormais il a la connaissance : il sait. La connaissance doit être transmise par un initié. Dans Argol Herminien initie Albert au monde de l’art et de l’amour. Dans Les Syrtes, Aldo est pris en charge par Vanessa.


Dans Le Roi Cophétua, la servante n’est que l’instrument de Jacques Nueil qui est le véritable initiateur du narrateur. Un schéma résume le caractère initiatique de l’œuvre de J. Gracq.




Nous allons voir comment dans Le Roi Cophétua Julien Gracq a traduit, plus ou moins consciemment un scénario initiatique (176).

La Révélation dans Le Roi Cophétua

Dans le rite initiatique la révélation se déroule selon certaines conditions caractéristiques : l’isolement, l’attente, le secret, l’obscurité. Les étapes sont nettement indiquées dans le texte de Gracq.

1.L’attente est un des ressorts poétiques privilégiés de l’œuvre de Gracq. Nous l’avons dit, et à plus forte raison dans Le Roi Cophétua. Le narrateur attend avec anxiété : « J’ai rarement- Je n’ai peut-être jamais, même dans l’amour – attendu avec une impatience et une incertitude aussi intense le cœur battant, la gorge nouée- quelqu’un qui pourtant ici ne pouvait être pour moi qu’« une femme », c’est-à-dire une question, une énigme pure (177). » La femme médiatrice sait, pourquoi et comment, il se trouve là : « Depuis que j’étais entré à la Fougerais, elle m’imposait son rituel sans parole ; elle décidait, elle savait, et je la suivais (178). » Lorsqu’elle entraîne le narrateur dans sa chambre au premier étage de la maison, elle est semblable à l’ange de la planche du Mutus Liber qui montre à l’homme endormi, l’échelle de Jacob (179). « Le sang battait à mes oreilles, et pourtant il me semblait que j’assistais à cette ascension silencieuse » (180).

2.L’Initiation Au milieu de la nuit, le narrateur fait le point. « Peu m’importaient les chemins, peu m’importaient les raisons. Il n’y avait pas de comptes à rendre, ni pour elle, ni pour moi. Simplement : ainsi ; Je commençais à marcher sur une route qu’elle m’avait ouverte, et dont je ne savais trop où elle me conduisait » (181). Le vocabulaire employé par Gracq est toujours significatif. Relevons ce membre de phrase : « (…) je commençais à marcher sur une route qu’elle m’avait ouverte (…) » (182. Si nous prenons le mot d’initié au sens de son étymologie latine, c’est « celui qui commence », il semble dès lors que le narrateur soit initié. Le lendemain matin, l’orage a fait place au beau temps. Le jeune femme a disparu. « Quand je m’éveillai, la place auprès de moi était vide, les rideaux ouverts ; un soleil jeune et encore mouillé entrait à flots dans la chambre, les oiseaux chantaient. L’air était d’une fraîcheur baptismale » (183). Il est loin le temps pluvieux de la Toussaint. Ce deux novembre évoque beaucoup plus une journée printanière qu’une triste journée d’automne, où l’on se recueille sur les morts. Après le baptême de l’eau, le narrateur semble avoir subi le baptême du feu. Le «soleil jeune et encore mouillé » peut évoquer les langues de feu qui tombèrent sur les apôtres à la Pentecôte et leur donnèrent le don des langues. « Une parenthèse s’était refermée, mais elle laissait après elle je ne sais quel sillage tendre et brûlant, lent à s’effacer (184) ». Désormais le narrateur entend le chant des oiseaux (184).
Après les longues phrases sinueuses du début du récit, le style devient simple, naïf, conventionnel. Il rappelle les romans courtois du Moyen-Age, ou les contes de fées : il fait beau, les oiseaux chantent, chacun vaque à son travail dans la joie et l’ordre : «La vie s’était remise en ordre (186)». Le narrateur est heureux, il se sent délivré de l’angoisse qui l’avait étreint la veille : « Il allait faire beau ; je songeai que toute la journée ce serait encore ici dimanche (187) ». Dimanche est le jour du Seigneur : Dies Dominica. En anglais, c’est le jour du soleil : Sunday (188).

3.La Révélation mystérieuse

◦Le Silence Nous avons vu que la jeune femme s’efface derrière une discrétion naturelle ; elle joue son rôle de servante avec simplicité, «oui», «non»…«oui»…les monosyllabes les plus simples prenaient dans cette bouche une signification plus lourde et presque charnelle: non l’acceptation, non le refus, mais plutôt chaque fois, on eût dit l’exorcisme et l’aveu: le non était comme le déferlement d’une panique intime; le oui toute une reddition confiante et tiède (189)». En dehors du service, la servante ne prononce pas une parole. Le narrateur intimidé ne se pose d’ailleurs pas de question. «Elle ne parlait pas. Quelque chose dans mon attitude me dissuadait de lui adresser en ce moment la parole. Elle paraissait plutôt déléguée toute seule à me servir par une de ces théories féminines – muettes, hiératiques, embéguinées - qui dans les miniatures du Moyen-Age attendent en cortège le chevalier (…) (190) ». Donc la révélation, si révélation il y a, se traduit d’une autre façon. Le rôle joué par l’éclairage semble participer à cet étrange cérémonial.

◦La Lumière La Lumière et les ténèbres jouent un grand rôle dans Le Roi Cophétua. Rappelons que c’est l’automne et ‘est la guerre. L’électricité a été coupée : «Une rafale plus brutale coucha les arbres du parc dans un craquement de branches cassées ; toutes les lumières s’éteignirent. Surpris par l’obscurité brusque, je me laissai couler dans le fauteuil dont je tenais l’accoudoir et j’attendis un moment sans bouger (192)». Le narrateur reste dans le noir: «Il était singulier qu’on me laissât ainsi seul dans cette maison songeuse, et pourtant je restai longtemps assis et immobile (193)». D’ailleurs ce n’est pas exactement la nuit:«La journée oppressante finissait, et ce qui lui succédait n’était pas exactement la nuit : il me semblait plutôt que c’était –égale et calme comme une petite flamme bougeante au milieu des pièces endormies –la veillée (194) ».
La veillée permet de mieux écouter l’invisible. L’homme est plus perméable à ce qui l’entoure ; il écoute les bruits de la tempête et de la maison. A ce moment là seulement, après une longue préparation, on peut lui amener le flambeau de la lumière. Mais l’apparition est étrange : « Je ne vis d’abord que la silhouette du bras nu, faisant glisser sur lui un pan de l’écharpe –qui, la porte passée, élevait un flambeau à deux bougeoirs d’un geste à la fois gracieux et imperceptiblement théâtral. » (195). Le geste de cette femme qui élève un flambeau peut évoquer une lame du tarot (196), l’arcane IX intitulée l’Ermite : l’Ermite ne tâte pas le sol en aveugle, car une lumière discrète éclaire sa marche infatigable et sûre. Sa droite lève, en effet une lanterne partiellement voilée par un pan du vaste manteau de notre philosophe, qui craint d’éblouir les yeux trop faibles pour supporter l’éclat de son modeste falot. (…) il ne s’adresse pas aux foules et ne se laisse approcher que par les chercheurs de la vérité (…) » (197). Du visage de la jeune servante, nous ne savons que peu de choses. Gracq joue avec la lumière pour parler de la beauté de cette femme : « Derrière le menu buisson de lumières qui tremblaient, scintillaient seulement les yeux et les lèvres –la masse lourde, presque orageuse, des cheveux noirs se perdait dans l’ombre élargie qui se plaquait sur le mur. » (198). Elle apparaît et disparaît, mue seulement par la lumière qu’elle élève. Le geste du bras élevant le flambeau, semble voulu et significatif : « Le geste du bras élevé resta suspendu, avec une nuance de complaisance songeuse, une seconde de plus qu’il n’eût fallu pour chercher la table (…) (199) ». Le geste intrigue le narrateur, par son élégance, son aspect théâtral contrastant avec la condition servile de la jeune femme. L’instantané qui fixe le geste du bras élevant le flambeau à deux bougeoirs pourrait appartenir au langage hiéroglyphique des hermétistes chez qui il représente plus précisément le symbole de saturne (ou du plomb). Il y est représenté par un demi croissant de lune surmonté d’une croix (200). Dans le Tarot, l’Ermite est d’influence saturnienne (201). Or le récit met en valeur la masse orageuse des cheveux noirs, la teinte sombre du manteau de nuit de la servante. Tout concourt à faire de la servante, une silhouette sombre : -« Elle semblait tenir à la ténèbre dont elle était sortie par une attache nourricière qui l’irriguait toute : le flot répandu des cheveux noirs, l’ombre qui mangeait le contour de la joue, le vêtement sombre en cet instant encore sortaient moins de la nuit qu’ils ne la prolongeaient (202) ».
-« (…) la masse de ses cheveux noirs bascula et retomba en rideau devant le visage (203) ».
-« (…) le visage restait noyé, penchait du côté sombre du lit, regagnait sournoisement l’abris de la chevelure (204) ».
Mais nous l’avons vu, la servante agit sur l’ordre de son maître, Jacques Nueil. C’est lui « l’Ermite », il vit en marge de la société : « (…) je songeais que j’allais revoir Jacques Nueil. Je le connaissais peu (205) ». D’une part, il y a le jeune parisien, un peu snob, conduisant des bolides, en temps de paix, et des avions de chasse en temps de guerre. D’autre part, il y a le musicien qui cache sa musique, et vit retiré dans sa villa de grande banlieue. Le narrateur connaît le premier, mais il se pose des questions sur le second : « Il existait un autre Nueil que je ne connaissais guère ; le compositeur qui cachait sa musique, et dont pourtant on commençait à parler (…) celui qui se cloîtrait pour de longues périodes de travail dans sa villa de grande banlieue où pour la première fois, j’allais le retrouver (206) ». Le plus étrange dans le rôle de Jacques c’est qu’il semble être mort au moment où se déroule le récit. Déjà son cabinet de travail est d’un « rigidité mortuaire (207) ». Il n’y a pas ce « tremblement de vie (208) » qui anime la pièce d’un être qui va revenir. De plus les nouvelles du front ne sont guère rassurantes : « L’annonce rituelle que tous les avions étaient rentrés manquait (209) ».
Il semblait même que Nueil savait qu’il ne rentrerait pas de la dangereuse mission qui lui a été confiée à Kaiserlautern. Dans le train, le narrateur remarque : « Je tirai le rectangle bleu de ma poche, déjà froissé, et je vérifiai encore une fois la date de notre rendez-vous : j’y trouvais je ne sais quelle trace d’un sombre humour qui ne lui était pas étranger. » (210).
La servante semble pressentir ou savoir que Jacques Nueil ne rentrera pas. Plongée dans l’ombre, ses gestes trahissent les pensées qui la tourmentent : « (…)mais ce geste interrompu la dessinait encore vivement telle qu’elle était il y avait une seconde à peine, accoudée à la table, la figure cachée dans la pause des deux mains. » (211).

◦« Ainsi » Si la lumière et les ténèbres sont un ressort essentiel du récit, un mot attire l’attention du lecteur : il s’agit de l’adverbe « ainsi ». Notons la fréquence de son emploi : « il n’y avait ni surprise, ni attente, ni fièvre. Simplement ainsi. » (213). « il n’y avait pas de comptes à rendre, ni pour elle, ni pour moi. Simplement ainsi. » (213). L’adverbe ainsi est en italique, et il est accompagné de l’adverbe simplement. « Ainsi est une formule elliptique qui sert d’expression à un vœu, et qui termine certaine prières ». (Littré). Le texte présente une variante « Depuis qu’elle m’avait ouvert la porte du jardin, il n’y avait aucun geste en elle qui n’eût semblé dire :  C’est ainsi ». (214). Le mot ainsi associé à la lumière, peut évoquer la parabole, rapportée par trois évangélistes : Mathieu (215), Marc (216), Luc (217) :  « que votre lumière brille ainsi. » 
Mathieu V,15. « Vous êtes la lumière du monde (…) et l’on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau mais bien sur le lampadaire, où elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. Ainsi votre lumière doit-elle briller aux yeux des hommes pour que, voyant vos bonnes œuvres, ils en rendent gloire à votre Père qui est dans les Cieux.
Marc IV. 21 « Et il leur disait : « Est-ce que la lampe paraît pour qu’on la mette sous le boisseau ou sous le lit ? » N’est ce pas pour la mettre sur le lampadaire.
22 Car il n’y a rien de caché qui ne doive être manifesté et rien n’est demeuré secret pour venir au grand jour.
23 Si quelqu’un a des oreilles pour entendre qu’il entende !
Luc VIII.16 « Personne n’allume une lampe pour la recouvrir d’un vase ou la mettre sous un lit ; on la met au contraire sur un lampadaire, afin que ceux qui entrent voient la lumière.
17 Car il n’y a rien de caché qui ne devienne manifeste, ni rien de secret qui ne doive être connu et venir au grand jour.
18 Prenez donc garde à la manière dont vous écoutez ! Car celui à qui l’on donnera, et ç celui qui n’a pas on enlèvera même ce qu’il croit avoir ».
Dans l’esprit évangélique, l’idée est bien nette, on ne doit pas cacher la lumière, et cette lumière est le premier commandement de Jésus-Christ : « Aimez- vous les uns les autres ». Chez Gracq, c’est le contraire, un seul est choisi, et pourtant la lumière est transmise lorsque l’un disparaît, il transmet le flambeau par l’intermédiaire d’un médiateur. Dans Le Roi Cophétua, c’est une médiatrice, une servante. Le héros est venu chercher le message musical, que lui transmet Jacques le musicien. Chez les grecs anciens musicon signifiait musique mais aussi savoir caché aussi Jacques c’est un peu Orphée, et la Fougeraie, le royaume des Morts des légendes celtiques (218).
Avant cette rencontre, le narrateur était sourd - cophôs en grec signifie sourd - ou plus exactement il était assourdi par le bruit du monde, par la guerre (219). Dans le texte, la médiatrice est assimilée à Orphée : « Je songeais qu’on pouvait suivre Orphée très loin, dans le sombre royaume, tant qu’il ne se retournait pas. Elle ne se retournait jamais. Je l’avais suivie.
Encore maintenant je la suivais presque, protégé de tout faux- pas tant que je mettais les miens dans les siens l’un après l’autre- étrangement pris en charge, étrangement charmé ». (220). Orphée est l’ancêtre de la poésie et de la musique, conçues comme révélatrice de la vérité éternelle. Edouard Schuré (221) fait venir le nom d’Orphée, du mot phénicien Orphée ou Arpha, composé d’sour : lumière et Rophae : guérison, soit celui qui guérit par la lumière (222). Fulcanelli décrivant le plafond à caisson du château de Dampierre-sur-Boutonne, explique la portée hermétique de cette phrase évangélique, sculptée dans la pierre. « Posée sur le fond d’un boisseau renversé, une chandelle brûle. Le motif rustique a pour épigraphe : SIC.LUCEAT.LUX.VESTRA. Que votre lumière brille ainsi. La flamme indique pour nous l’esprit métallique, qui est la plus pure, la plus claire partie du corps, son âme et sa lumière propres, bien que cette partie essentielle soit la moindre, eu égard à la quantité. Nous avons dit souvent que la qualité de l’esprit, étant aérienne et volatile, l’oblige toujours à s’élever, et que sa nature est de briller, dès qu’il se trouve séparé de l’opacité grossière et corporelle qui l’enrobe. il est écrit qu’on n’allume une chandelle pour la mettre sous le boisseau, mais bien sur le chandelier, afin qu’elle puisse éclairer tout ce qui l’environne » (223) (224).
« De même voyons-nous dans l’œuvre, la nécessité de rendre manifeste ce feu interne, cette lumière ou cette âme, invisible sous la dure écorce de la matière grave. L’opération qui servi aux vieux philosophes à réaliser ce dessein, fut nommée par eux sublimation, bien qu’elle n’offre aucun rapport éloigné avec la sublimation ordinaire des spagyristes. Car l’esprit, prompt à se dégager dès qu’on lui en fournit les moyens, ne peut, toutefois, abandonner complètement le corps ; mais il se fait un vêtement plus proche de la nature, plus souple à sa volonté, des particules nettes et sondées qu’il peut récolter autour de soi, afin de s’en servir comme véhicule nouveau. Il gagne alors la surface externe de la substance brassée et continue de se mouvoir sur les eaux (225), ainsi qu’il est dit dans la Genèse (226) (ch.I,2), jusqu’à ce que la lumière paraisse. C’est alors qu’il prend en se coagulant une couleur blanche éclatante, et que se séparation de la masse en est rendue très facile, puisque la lumière s’est, d’elle même, placée sur le boisseau, laissant à l’artiste le soin de la recueillir » (227).
Dans le récit, le message semble être perçu par étapes. En effet, le narrateur se réveille au cours de la nuit : « La nuit devait être avancée quand je me réveillai ; une faible clarté dessinait à travers les rideaux, comme une aube d’hiver, le carré des fenêtres. (…) Le jour était loin encore, mais la tempête s’était calmée (228) ». L’histoire se passe en automne, il doit être, en suivant le texte, vers les cinq heures du matin : « Le croissant de la lune voguait à travers de vastes plages nues, boudant faiblement de blancs les gros nuages ballonnés du beau temps, qui glissaient maintenant très ralentis» (229) .
Le paysage s’ordonne symboliquement comme si ce moment précis était une étape au cœur même de l’action :  « Derrière la grille, on voyait distinctement le chemin de terre qui m’avait amené, égoutté maintenant et presque sec entre les rails d’eau paisible de ses ornières » (230). C’était le chemin boueux de la veille, on note le changement, il est « presque sec » désormais : « De l’autre coté du chemin s’élevait un mur bas surmonté d’une grille et coupé d’un saut de loup, et, derrière, les masses d’arbres d’un autre parc » (231).
Le petit mur bas semble délimiter deux mondes bien distincts, d’un côté la terre, de l’autre un « Au-delà » touffu d’arbres, mystérieux et gardant son secret. On ne peut le voir qu’à travers une grille. De plus le mur bas est « coupé d’un saut de loup ». Ces deux pots semblent riches de symboles. En effet, les sauts font partie de certaines cérémonies liturgiques ; ils sont alors symbole d’ascension céleste (232).
D’ailleurs, l’emploi du nom du loup est significatif ; notons pour dissiper toute équivoque que l’emploi est inconscient, motivé seulement par l’exigence de la description. « Le loup, parce qu’il voit la nuit est symbole de lumière. Le symbolisme lumineux apparaît dans les pays septentrionaux et chez les Mongols où il a un caractère nettement céleste. Il remplit le rôle de psychopompe comme en témoigne ce chant mortuaire romain : « Il te conduira / par la route plane / vers un fils de Roi / vers le paradis »(233).
Le loup existait en tant que divinité infernale dans la mythologie gréco-romaine - la louve Mormôlycé nourrice d’Achéron (234). En résumé, qu’il soit dévorateur d’astres, d’enfants ou maître des enfers, le loup, en Europe remplit un rôle symbolique (…) il est essentiellement le porteur de la gueule des enfers qui s’ouvre, béante, à l’horizon de la terre. Il garde l’entrée du royaume des enfers (235).
Le texte du « Roi Cophétua » semble être une lente métamorphose où le changement est précisé non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps. Cette mutation est sensible au niveau des bruits : « (…) le grondement ne s’était pas tu, mais il avait maigri, perdu de son écoulement uni de cataracte ; (…) il paraissait plus proche et moins obsédant » (236).
Nous venons de voir que c’est un peu avant l’aube que le narrateur observe le changement des conditions atmosphériques. Nous avons noté qu’il y avait encore le croissant de la lune, voguant dans les nues. Si nous prenons la suite du texte de Fulcanelli au sujet du caisson de pierre ayant pour épigraphe « que votre lumière brille ainsi », nous pouvons faire de curieux rapprochements : « Apprenons encore, (…) que cette séparation, ou sublimation du corps et manifestation de l’esprit, doit se faire progressivement et qu’il faut la réitérer autant de fois qu’on le jugera expédient.
Chacune de ces réitérations prend le nom d’aigle et Philalèthe nous affirme que le cinquième  aigle résout la lune, mais qu’il est nécessaire d’en employer de sept à neuf pour atteindre à la splendeur caractéristique du soleil. Le mot grec d’où les sages ont tiré leur terme d’aigle, signifie, éclat, vive clarté, lumière, flambeau. Faire voler l’aigle, suivant l’expression hermétique, c’est faire briller la lumière en la découvrant de son enveloppe obscure et en la portant à la surface » (237). Retenons dans ce passage la maxime de Philalèthe : « cinquième aigle résout la lune » (238) ou bien en langage plus clair : le cinquième  flambeau fait disparaître peu à peu la lune. Or dans le récit, le narrateur est tenté de sortir, de se promener dans les chemins de terre : « (…) j’eus un moment l’idée de sortir et de marcher au hasard sur les chemins secs et redevenus sonores, puis je revins vers le lit et j’allumai sans bruit une des bougies » (239). « Je restai éveillé auprès d’elle assez longtemps » (240). Quant il s’éveille, la place auprès de lui est vide, les oiseaux chantent, le soleil entre à flots dans la chambre. Tout est signe de joie, de délivrance, donc l’initiation a eu lieu. On peut supposer qu’il s’est endormi à l’aube, vers les sept heures, et ne s’est éveillé que vers les neuf heures. rapprochons cette dernière constatation des phrases de Philalèthe : « Le cinquième aigle résout la lune mais il est nécessaire d’en employer de sept à neuf pour atteindre à la splendeur caractéristique du soleil » (241).
On aurait pu croire que Julien Gracq avait emprunté aux maximes énigmatiques de Philalèthe (242) une symbolique ésotérique dans ce passage pour former un tout, dans une recréation tout à fait personnelle de la purification du corps et de l’esprit. Mais en réalité il ne s’agit que d’une coïncidence. Une fois de plus l’imaginaire Gracquien, dans le choix des mots, dans le choix d’un scénario, rejoint certains grands thèmes de la littérature hermétique.
Sur quel plan se situe l’aventure Gracquienne ? On peut se demander si la narrateur a vraiment rencontré la jeune servante et s’il a vécu cette soirée d’amour. il est étrange que dans Au Château d’Argol comme dans Le Roi Cophétua, rien ne prouve que le principal personnage ait vraiment vécu cette initiation. Il n’y a pas de témoins. Dans Au Château d’Argol Albert reste seul, Heide et Herminien étant morts. Dans Le Roi Cophétua, il reste bien une servante, mais que peut apporter le témoignage d’une servante qui, de plus, ne parle que pour les besoins du service ?
Ces histoires ne sont-elles pas rêvées et purement imaginaires : la purification du More (243), de l’écrivain, ne se passe-t-elle pas au niveau de l’écriture simplement ? Ce serait comme si le narrateur représentait ou mettait en scène l’esprit gêné par son corps physique (244). La servante de nature inférieure, et représentant le désir charnel serait un moyen de dépassement. Le corps n’est pas un obstacle à l’élévation spirituelle. Il peut être une étape. Mais il faut savoir la franchir. Cette purification a lieu dans le sein de la musique, de la poésie. Jacques Nueil est musicien, e son nom peut faire penser à Noël qui est une nouvelle naissance.
L’art, peut être sur le chemin de l’écriture le moyen de traverser l’opacité du monde terrestre, des désirs physiques et charnels, pour retrouver la joie et la paix de l’âme dans l’harmonie. L’être n’est plus alors déchiré, divisé en trois parties : le corps, l’esprit et l’âme, mais il ne fait plus qu’un. Cette recherche est celle de beaucoup d’hommes, mais Gracq, a le mérite de dépasser le stade de la littérature des mystiques chrétiens, tels que St Jean de la Croix ou Thérèse d’Avila, en effet il ne se réfugie pas dans un Au-delà, sûr et confortable. Il reste sur terre, à la recherche de la vérité dans le réel, le quotidien.
Il semble se rapprocher de la pensée de l’art des alchimistes. Les images, les symboles trouvent leur signification dans le contexte de la littérature et de l’art alchimiques et initiatiques, mais il s’en dégage un ensemble original qui n’est pas simplement ésotérique, mais littéraire et surtout humain. Les grandes expériences du passé servant à éclairer les problèmes humains qui hantent l’être pensant depuis les début de l’humanité : Qu’est-ce-que l’homme ? Pourquoi est-il esprit et matière ? Quel est son salut ? Et enfin quel est le rôle de l’art, est-il un moyen de se perdre ou de se sauver ?

Un autre exemple va nous permettre de mettre en regard deux textes : un chapitre tiré d’Au Château d’Argol (La Chapelle des Abîmes) et un ouvrage d’Edouard Schuré sur « l’histoire secrète des religions », Les Grands Initiés (245). Précisons avant de montrer les analogies de fond et de forme qui existent entre ces deux textes que Julien Gracq interrogé à ce sujet nous a confirmé ne pas avoir souvenance d’avoir lu ce livre à cette époque là. Cette histoire secrète des religions  dont la première édition date de 1889 était bien connue, néanmoins de toute une génération de poètes et d’écrivains de la fin du XIXe siècle et en particulier les symbolistes (246). Le chapitre de Gracq rappelle incontestablement l’initiation antique telle que l’écrivain a pu en approcher les secrets lors de ses études à Normale Supérieure sur l’histoire antique (247). Mais c’est au texte poétique de Schuré, empreint de fraîcheur, de pureté et de nostalgie qu’on pense lorsqu’on lit La Chapelle des Abîmes. Non seulement l’atmosphère, le cadre, les gestes et la portée symbolique sont révélateurs, mais encore le scénario dans ses diverses séquences, rejoint curieusement le scénario utilisé par Schuré à propos d’Hermès et d’Orphée. Nous allons voir comment dans se pure imagination créatrice, Gracq a recréé un monde, une atmosphère semblable à ceux de Schuré. Le texte de Schuré n’a pas été choisi par nous au hasard ; bien d’autres ont parlé avant lui d’initiation antique. Léon Cellier a même prouvé que Schuré avait pillé un grand théosophe qu’il fit connaître, Fabre d’Olivet (248). Mais aucun écrivain, nous semble-t-il, n’a été aussi proche que Schuré du monde poétique que propose Julien Gracq dans Au Château d’Argol et plus précisément dans La Chapelle des Abîmes.

Il y a dans l’œuvre de Gracq et particulièrement dans Au Château d’Argol, un problème essentiel qui est celui du salut. L’écrivain le précise dans son avis au lecteur : « Il restait peut-être à éclairer de cette lumière nouvelle certains problèmes humains mal définis, mais durablement passionnants, si l’on en juge d’après l’insistance qu’on mise la plupart des religions à les pousser à la première place dans leur théodicée, - et en tout premier lieu celui du salut, or, plus concrètement – l’intercesseur à juste titre n’ayant jamais paru devoir être laissé tout à fait de côté sous peine de retirer toute efficacité à la grâce obtenue – celui du sauveur, ou du damnateur :

les deux déterminations n’étant dialectiquement pas séparables » (249). Julien Gracq, par l’intermédiaire du problème du salut, rejoint le domaine des Mystères et des initiations antiques. Il se dégage totalement du dogme chrétien du salut, vu par Nietzsche qui avait selon lui mal compris Wagner (250). Il renoue ainsi avec la tradition médiévale du cycle du Graal, et plus profondément avec la tradition antique. Festugière (251) grand spécialiste de la mystique païenne, nous fait comprendre combien ce problème du salut est profondément ancré dans les aspirations de l’homme de l’antiquité : « Le salut dans l’hermétisme n’est pas l’effet de la venue soudaine, à un moment du temps, d’un Sauveur qui aurait vécu sur la terre, institué des sacrements, puis qui serait mort et remonté au ciel. Le salut hermétique consiste essentiellement à se connaître, c’est à dire à reconnaître en soi-même cette part de Lumière, d’Intellect divin, que déjà l’on possède naturellement, à la reconnaître dis-je, et à la chérir, tandis que l’on détestera la partie matérielle, le corps issu des ténèbres qui emprisonne cette lumière » (252). Festugière, précise même que cette connaissance, ce savoir que l’homme recherche, cette lumière sont les conséquences d’une philosophie où le monde est mauvais : « Si le problème central de la gnose est le problème du mal, du mal qui vient de la matière, sa doctrine la plus essentielle est nécessairement celle du salut » (253). Ce problème du mal, de la matière informe, du chaos, nous avons, maintes fois, fait remarquer qu’il était à la source de chaque récit (254). Donc, si nous ne nous placions que sur le plan du fond, de la signification, de la philosophie du récit nous constaterions déjà que le texte de Gracq est proche de la philosophie antique qui se dégageait des Mystères gréco-romains, parfois orientaux -Egyptiens par exemple- mystères un peu en marge de la religion officielle de l’état. Mais le rapprochement entre l’œuvre de Gracq et l’initiation antique ne s’arrête pas là, elle emprunte, ou plus exactement elle retrouve, tout un climat, une atmosphère, spécifiques des mythes, des légendes antiques. Peut être cela vient-il de l’intérêt que Julien Gracq porte à l’antiquité ? Peut être est-ce l’influence subie par lui de tout art de la fin du XIXème siècle qui se rattache de près ou de loin au Symbolisme ? Notre rôle n’est pas ici, de rechercher des sources plus ou moins sûres et valables. Nous considérons que le texte écrit, est une œuvre originale, à travers laquelle, certes, on voit se dessiner de loin en loin, une trame, parfois pré-existante, mais tous ces fils mis bout à bout, ne peuvent rendre compte du merveilleux tissu qui résulte de l’imagination créatrice de l’écrivain. néanmoins, il ne nous est pas interdit de constater qu’avec une matière différente, deux résultats peuvent être très proches. Nous avons déjà remarqué qu’inspiré par un tableau de Burne-Jones, Gracq, avait rejoint, partiellement le symbolisme d’une gravure alchimique du Splendor Solis de Trismosin (255). Nous allons voir maintenant comment, rêvant sur une « version démoniaque » (256) du Parsifal de Wagner, et la réactualisant, l’écrivain par la seule magie du verbe, rejoint parfois de très près, un texte d’imagination, de poésie qui évoque l’initiation antique.

De nombreux détails de la contrée d’Argol, du château, retrouvant leur signification dans le cadre d’une initiation à l’antique.

Mais les ressemblances ne s’arrêtent pas là : « La chapelle des abîmes » d’Au château d’Argol chap.8 retrace les gestes, les sentiments ressentis par un homme, Albert en l’occurrence, qui descend au-dedans de lui même dans l’abîme, dans le tréfonds de son être, à la recherche de la signification de son existence. Cette chapelle est le lieu même de l’initiation. Elle est semblable à ces lieux retirés, grottes, souterrains, qui sont l’image des Enfers où se retirait le futur initié conduit par l’initiateur. Le choix même d’une chapelle confère à ce lieu, un caractère sacré et religieux. Inconsciemment, chaque détail d’Au château d’Argol, que nous allons mettre en parallèle avec le texte de Schuré, est peu convaincant : l’intérêt réside dans l’abondance des détails et surtout dans le climat, nous insistons sur ce mot, essentiellement poétique qui se dégage de chacun des deux textes. Dans le texte de Schuré, un chapitre a spécialement retenu notre attention par ses analogies avec le texte de Gracq, il s’agit du chapitre V des Grands Initiés : Orphée sur les Mystères de Dionysos. Seuls quelques détails de celui d’Hermes (les Mystères de l’Egypte) et de celui de Moïse peuvent être rapprochés d’Argol comme p.144) :




Certains détails descriptifs du château et de ses environs ne sont pas sans évoquer le Temple de Thèbes :




Mais le chapitre sur Orphée est bien plus riche en détails à rapprocher de Gracq : Orphée est le grand initiateur de la Grèce, l’ancêtre de la poésie et de la musique, conçues comme révélatrices de la vérité éternelle. Ce fils d’Apollon (Orphée ou Arpha, mot phénicien composé d’Aour : Lumière et de Rophae : Guérison, celui qui guérit par la lumière « par la création des Mystères, forma l’âme religieuse de sa patrie » (258. Certains détails des environs d’Argol correspondent à la description du Temple de Jupiter où les prêtres accueillirent Orphée après sa disparition de vingt ans en Egypte.




Le chapitre de « la chapelle des abîmes » correspond au chapitre de Schuré intitulé « Fête dionysiaque dans la vallée du Tempé » (259). 




Il est intéressant de constater que la fête dionysiaque se passe de nuit, et Gracq a su tirer de la présence de la lune un double aspect assimilant la lune au soleil. Chez Gracq certains détails d’architecture sont ingénieusement transposés : les arbres dans le miroir de l’eau se métamorphosent en colonnes d’un temple.




Un jeune homme qui vient d’être initié ressent de la frayeur. Dans les deux versions il est rassuré par le maître.




Dans le texte de Schuré, le jeune disciple de Delphes voit défiler sous ses yeux de longs cortèges de mystes : - les mystes du jeune Bacchus, - les mystes d’Hercule lutteur, - les mystes de Bacchus déchirés, - les mystes d’Aïdonce et d’Eros souterrains. Et cette vue le glace d’effroi.

Albert après avoir pénétré dans le sanctuaire par une porte basse, est saisi par l’air lourd et compact qui y règne et par l’obscurité odorante de ce sanctuaire. Il faut faire le rapprochement entre les divers éléments qui caractérisent l’entrée d’un sanctuaire d’initiation : la porte basse, la lampe brûlant au sommet de la voûte, et l’obscurité régnante. Pour Albert l’effroi vient de l’étrange assemblage d’objets réunis dans ce lieu de prière : la lampe, la large dalle (tombale), l’horloge de fer, le casque, et la lance de fer qui ne sont pas sans évoquer « les armes louches du Roi Pêcheur  ».




Arrivé au cœur du mystère, une grande joie attend l’initié : le secret est révélé. Ce secret réside dans la musique. Cela est tout naturel dans le texte de Schuré, puisque Orphée est la musicien par excellence, celui qui calmait les animaux sauvages, et le chien Cerbère gardien des Enfers, au seul son de sa lyre. Chez Gracq, l’enchantement vient d’Herminien qui gravit les degrés de pierre d’un orgue. Dans le Roi Cophétua nous avons également noté le rôle de la musique de Jacques Nueil, l’initiateur.




Cette musique qui plonge l’initié dans l’extase même lui révèle la puissance de l’amour. Orphée invoque l’Erôs céleste et tout puissant dont le message est un message d’amour. A travers le jeu d’Herminien, Albert découvre les “atteintes d’une passion sensuelle et aiguë” (p.111).




Une fois le secret révélé, le jeune initié n’a de cesse qu’il l’ait revécu ces instants d’indicible bonheur. Il n’accédera au suprême bonheur qu’en restant chaste et pur. Dans Au Château d’Argol, Herminien ne montre pas l’exemple de la pureté attendue. Il rappelle plutôt le Dieu Créateur des Chants de Maldoror de Lautréamont qui s’avilit à chercher l’amour auprès d’une femme perdue. Heide n’est pas cette femme là, car elle est pure et elle aime Albert. C’est peut-être ce qui rend l’acte d’Herminien plus méprisable.




La première fois qu’Albert contemple le corps nu de Heide, il sait résister à la tentation. Malheur au disciple de Delphes s’il succombe !




Dans les deux textes le Maître garde ses secrets, dans une chambre qui lui est réservée.




Le rêve d’Albert sur la mort d’Herminien, s’explique à la lumière de la mort d’Orphée.




Jusqu’à la dernière page, Au Château d’Argol évoque Orphée sur le point de mourir, or Orphée donne ses derniers conseils à son jeune disciple : “Mais l’heure de confirmer ma mission par ma mort est venue. Encore une fois il me faut descendre aux Enfers pour remonter au ciel” (p.312).




Nous venons de voir en quoi le texte de Gracq est ici, proche de l’initiation antique telle qu’elle s’est transmise jusqu’à nous : le rituel, la recherche du moi profond, la révélation de la vérité par l’intermédiaire de l’art (261). Mais il ne faudrait pas non plus conclure à une identité. En effet, chez Gracq, tout est suggéré, rien n’est vraiment révélé. L’écrivain laisse une grande part de la liberté à l’imagination du lecteur qui lui-même comble parfois maladroitement, les lacunes qui rendent le texte énigmatique et mystérieux. Dans « la chapelle des abîmes », les motivations, les réflexions d’Albert ne sont pas approfondies. La psychologie ne réside que dans la description de sensations, d’impressions. Transposé dans le domaine pictural, on peut placer Gracq dans la peinture impressionniste. Même si l’écrivain a pensé réellement à l’initiation antique puisqu’il fait allusion au « chant de la fraternité virile » des Caldéens (262) il s’éloigne de l’initiation antique par le manque d’allusions, et d’intérêts portés à l’immortalité, et à la croyance dans un au-delà. En effet, « les Mystères promettaient, par la participation à des cérémonies occultes, ou par la connaissance de vérités ésotériques, ou par la soumission à certains préceptes de conduite, d’assurer à leurs adeptes la sainteté en cette vie et la félicité dans l’autre (…). Qu’ils soient grecs ou orientaux, les mystères prétendent tous atteindre le même but : obtenir pour l’initié une vie bien heureuse dans un autre monde » (263).


Edouard Schuré n’est certainement pas le seul à avoir rêvé sur l’initiation des religions antiques (264). Mais aucun texte ne peut semble-t-il, être aussi proche que le sien de celui de Julien Gracq. Ce dernier a probablement pensé aux mystères de l’initiation en écrivant « la chapelle des abîmes » - le seul terme d’abîme pouvant signifier les enfers- mais on peut se demander par quel prodige il a pu autant se rapprocher du texte de Schuré. Jamais nous n’avons mis sa parole en doute et même si par impossible, - ce qui est peu probable- Gracq avait lu cet ouvrage à cette époque là, dans la mesure où il n’en a aucun souvenir, on ne peut, en aucun cas, parler de source. Par contre, pour la deuxième fois, Gracq rejoint de très près, un texte ici, une image là et nous constatons que ces échos appartiennent au monde de l’ésotérisme. Ce processus analogique a déjà été dénoncé par Burnhild Boie (265) qui a découvert des ressemblances entre Le Rivage des Syrtes et Le Désert des Tartares de Dino Buzzati - Gracq nous a personnellement affirmé ne pas avoir lu ce livre avant d’avoir écrit son propre roman ; d’ailleurs la traduction Désert des Tartares est postérieure au Rivage des Syrtes et Gracq ne connaît pas l’italien - . Mais nous nous permettons de faire remarquer qu’il y a peu de choses à voir entre, d’une part les analogies d’action et d’atmosphères, assez vague il faut bien le dire qui résident entre Le Rivage des Syrtes et Le Désert des Tartares et d’autre part les véritables point communs de style, de vocabulaire et de langage poétique que nous avons trouvé entre Les Grands Initiés de Schuré et Au Château d'Argol plus spécialement dans le chapitre de « La Chapelle des Abîmes » : le caractère méditerranéen de l’architecture – toits en terrasse, péristyle -, l’isolement du lieu d’initiation entouré de forêts de chênes, le passage le long d’une rivière, dangereusement escarpée, le rôle de la lumière et des astres, l’impatience de l’initié, sa frayeur, le rôle de l’initiateur calme sûr et affectueux ; le rite de passage sur un pont de bois, rejoignant les deux rives, image de deux mondes juxtaposés, celui de l’ignorance et celui de la connaissance et de la révélation, le rappel des mythes d’Osiris « aux membres dispersés », l’atmosphère lourde et angoissante du lieu d’initiation, le message d’amour par l’intermédiaire de la musique, suprême harmonie, et enfin la découverte de l’amour physique et sa tentation.


Albert saura y résister momentanément mais pas pour longtemps, puisqu’à la fin du récit, dans un état proche de celui du somnambulisme, il rompra les seuls liens que Heide voulait reconnaître pour valable : c’est à dire leur amour désincarné.

Nous avons essayé de montrer le caractère initiatique de l’œuvre de Gracq à travers deux exemples pris parmi les plus significatifs mais ils ne s’arrêtent pas là et toute l’œuvre romanesque répond à une littérature initiatique dans le sens où elle montre inlassablement l’homme face à sa condition terrestre qui aspire à se réaliser lui-même. Les initiations d’Albert, d’Aldo, d’Allan sont elles réussies ? L’écrivain nous laisse juge. Il semble que ces diverses révélations soient réussies partiellement. En effet, même si elles échouent dans le temps, elles donnent à l’homme l’illumination, l’extase, l’espace d’un moment, d’un instant. Aldo voit le Tängri, l’espace d’une seconde. Albert est confondu par la musique d’Herminien, et enfin l’extase d’Allan lors de son suicide n’est pas décrite mais elle peut être facilement devinée. Toute l’œuvre romanesque de Gracq tend à cette illumination (266), à cet instant où l’homme possède la « vérité dans une âme et un corps » but de Rimbaud que Gracq réactualise dans Un Beau Ténébreux. La « vérité dans une âme et un corps », c’est acquérir la connaissance et le bonheur. Par delà l’initiation antique, religieuse ou alchimique, J. Gracq a inventé un nouveau rituel moderne, surréaliste où l’initiation ouvre tout un monde, mystérieux de signes, où l’art est pressenti dans ses correspondances avec le monde dont la signification est suggéré mais pas toujours révélée ; c’est ce qui lui donne sa profondeur et sa puissance d’envoûtement.

 

Marguerite-Marie Bénel-Coutelou, Magies du Verbe chez Julien Gracq, Thèse pour le Doctorat de troisième cycle de Littérature française, Université Paul Valéry de Montpellier, Novembre 1975.