Sortilèges de l'écriture
 

Avant de décrypter la langue de Gracq, il nous est indispensable d'étudier en quoi elle est différente de celle des autres écrivains. Nous nous contenterons d'étudier un style dans une œuvre que nous prendrons dans un premier temps, comme un objet que nous voudrons entièrement dénué de signification, comme un simple objet qui consiste dans une phrase faite de mots alignés sur une page blanche dans un ordre souvent tout particulier et personnel à son auteur.


Il conviendra donc de noter ce qui différencie une phrase, un paragraphe de Julien Gracq de ceux d'un autre écrivain. C'est alors qu'apparaîtront les sortilèges de son écriture qui brisent le carcan étroit de la prose ordinaire. Julien Gracq s'est lui-même posé beaucoup de questions sur les problèmes de style et la définition qu'il en donne peut éclairer notre recherche : "Le problème du style pourrait se poser, semble-t-il, en termes clairs pour l'écrivain comme celui d'un écartèlement continuel entre deux exigences, (...) exigences qui sont celle de l'expression et celles de la communication. " (102)


En Mars 1947, Julien Gracq fit paraître dans le n° 58, de la revue Fontaine, un article sur André Breton, ou l'Ame du Mouvement qui devint par la suite, le premier chapitre de son Essai : André Breton, quelques aspects de l'écrivain (103). Diversement accueillie par la presse (104), cette étude a le mérite pour nous de consacrer un chapitre, le dernier, à une analyse du style de Breton, extrêmement attentive et pertinente. Il serait peut-être banal de dire que, parlant de Breton, Gracq nous parle de lui-même. Ce serait certainement injuste et partiellement faux ; et pourtant, on est tenté d'entreprendre sa démarche éminemment juste et vivante. Chez Julien Gracq, la langue est vivante (105). Les mots bougent sur la feuille blanche. La page vierge est un vide, où un formidable appel d'air fait sortir les mots des zones de l'inconscient. Par cela même, la phrase de Gracq est magique. Elle est le lieu d'un écartèlement entre l'expression et la communication. L'emploi fréquent d'adjectifs peu usités, tels qu'“ineffables”, “insondables”, “glorieux”, de métaphores et de comparaisons alambiquées, parfois précieuses mais toujours éclatantes et inattendues surtout dans le domaine de l'érotisme comme dans un poème de Liberté Grande : “Le couvent du Pantocrator sous les belles feuilles de ses platanes luit comme une femme qui se concentre avant de jouir” (106), tous ces éléments mettent une frontière entre le style de Julien Gracq et celui de la plupart des autres écrivains. Plus encore chez Julien Gracq que chez Breton, le style est le lieu d'un écartèlement entre l'expression et la communication. Gracq semble devoir à Mallarmé cette regalvanisation des mots par la lecture, par l'agencement libre des termes employés. Julien Gracq n'a pas besoin, pour cela d'utiliser une typographie spéciale comme le faisait Mallarmé (107) ; il utilise également une ponctuation tout à fait classique, respecte le sens des mots, la concordance des temps (108).


Son originalité ne réside donc pas dans les moyens exercés, mais dans les profondeurs de son style où la phrase donne un sens au mot et non l'inverse. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Gracq emploie souvent des mots abstraits, au sens assez vague, mais qui prennent tout leur sens dans une phrase, dans un paragraphe ? C'est alors que se pose une question : le sens perçu par le lecteur est-il le même que celui ressenti par l'écrivain ? Nous ne le pensons pas. C'est là tout le problème de la langue de Gracq qui est essentiellement poétique. Il ne désire pas faire forcement une "œuvre hermétique", c'est-à-dire à plusieurs niveaux de lecture, mais seulement une "langue hermétique", car ainsi l’œuvre devient plus riche, en possibilités de lecture. Julien Gracq nous a affirmé qu'il souhaitait que son œuvre éveillât des analogies, des constructions autres que celles imaginées par lui. Il a également écrit : "ce même terme d'expression, par lui-même fort suggestif, présuppose en outre une certaine conception des rapports du "fond" et de la "forme". Il implique aussi sans le dire que ce qui "est exprimé" vit d'une vie indépendante et antérieure à la forme qu'il lui sera donné de revêtir ; et à laquelle on demande seulement de le mouler avec le plus de précision et d'habileté possible.


Il s'agit de faire "voir" la pensée par les mots, comme on fait voir un objet dans la nuit en y projetant un faisceau lumineux - il s'agit d'un style qui "colle" à la pensée ou qui, lorsqu'il la précède s'en cache comme un vice honteux. Le problème de l'expression abordé sous cet angle, se trouve donc réduit à celui d'un enregistrement fidèle de la pensée, enregistrement qui menace de ne pas toujours faire bon ménage avec la "clarté" et la "nudité" de l'expression exigée simultanément" (109). Mais chez Gracq, comme chez Breton, le problème de l'expression se pose moins que celui de la communication et de l'heuristique (110) : "... l'affleurement d'une pensée à la conscience participe toujours plus ou moins au caractère émouvant de la naissance - intellectuelle, certes, dans son essence, elle est mêlée indéfinissablement à une frange colorée d'affectivité, éminemment vibratile, capable de propager des ondes dans les zones voisines, elle est l'élan moteur et potentiel magnétique capable d'infinies et brusques variations. Or il est clair que cet état naissant d'une pensée, vague, protéiforme, mais douée d'une charge affective considérable (la pensée faite vibrations) est entre tous celui qui paraît le plus apte à la communication" (111).  La communication avec le lecteur répond aux lois physiques de l'induction. L'écrivain cherche le coup de foudre, opéré sur son lecteur, par l'intermédiaire des mots. S'il y a contact entre le lecteur et l'écrivain, il doit être foudroyant (112). Julien Gracq ne recherche pas le succès commercial (113). Sa prose n'est pas celle de tout le monde. Mais il conserve un public d'enthousiastes, amoureux d'une certaine poésie difficile. L'œuvre de Gracq opère une véritable fascination sur certains autant par l'esprit que par la matière.


La langue de Gracq pose des énigmes pour le critique littéraire. En effet, parfois et plus il avance dans sa carrière, sa phrase ample, longue, aux arrêts et aux virements inattendus mêle les mots familiers : le réel côtoie l'irréel, l'image oscille entre l'impression et l'expression. Dans la mesure où Gracq est grand admirateur de Chateaubriand (114), de Stendhal (115), d'Edgar Poe (116), on est tenté de conclure que sa prose est romantique. Mais une étude plus approfondie modifiera quelque peu ce jugement hâtif. Nous grouperons nos observations autour de deux centres d'intérêt : l'analyse du style, l'analyse du langage et des métaphores ; mais, nous nous contenterons ici de soulever les problèmes qui nous ont paru les plus caractéristiques. Nous avons pris, nos exemples dans le début et dans la fin, d'Au Château d'Argol. Il est permis de supposer que le début et la fin d'un premier roman aient été particulièrement soignés par l'écrivain, qui a cherché à produire certains effets, sur le lecteur.


Notre méthode tente de se détacher de tout ce qu'on peut savoir sur l'écrivain et sur l'époque où il a écrit.

Elle se veut dans la mesure du possible purement objective (117). Prenons les phrases suivantes comme de purs objets, dont la matière seule nous intéresse, pour l'instant du moins : "Quoique la campagne fût chaude de tout le soleil de l'après-midi" : premier mouvement. "Albert s'engagea sur la longue route qui conduisait à Argol" (118) deuxième mouvement. La courbe de la phrase présente deux segments dont la ligne ascendante est un appel d'air, une infinité de possibles. Deux noms propres sont mis en relief par le rythme binaire de la phrase : Albert, Argol.


La seconde phrase reprend ce rythme : "Il s'abrita à l'ombre déjà grandie des aubépines" (119), : premier segment, "et se mit en chemin" (120) : deuxième segment. L'emploi de la conjonction "et", simplifie la liaison, cimente les deux mouvements. Au fur et à mesure le rythme binaire va s'accélérant. La phrase est moins longue : "il voulait se donner une heure encore" (121) : premier mouvement. "pour savourer l'angoisse du hasard " (122) : deuxième mouvement. Formulons une première remarque qui découle de ces observations : le récit débute par un rythme lent, majestueux puis il se rétrécit progressivement, il se précise ; il y a tendance à faire valoir le mot juste, derrière lequel se presse le silence, ce qui n'est dialectiquement pas contradictoire.


En nous plaçant d'un point de vue purement syntaxique, nous faisons deux sortes de remarques concernant l'emploi de la conjonction et celui de l'adverbe :

1.Le récit débute par une conjonction de subordination, lourde et peu usitée : "Quoique". Un journal relatant un fait divers quelconque eût écrit : "Bien qu'il fasse encore chaud...". L'emploi de "quoique", revêt une double importance :

◦La conjonction "quoique" commande le subjonctif, mode employé fréquemment par Julien Gracq (subjonctif imparfait lorsque la concordance l'exige, ce qui est le cas ici).

◦Un adverbe est un mot invariable qui joue par rapport à un verbe, ou à un adjectif, le rôle que l'adjectif joue par rapport au nom. Dans les phrases que nous avons citées ci-dessus, l'adverbe "encore" est employé deux fois en l'espace de deux phrases : "Quoique la campagne fut chaude encore…", "se donner une heure encore...” (123).

2.Le rejet de l'adverbe après l'adjectif "chaude" et le nom "heure", laisse planer une ambiguïté quant à son emploi. L'effet qui en résulte donne une impression de flou et d'emphatique.

  1. 3.L'adverbe "déjà" de la seconde phrase modifie le participe passé employé comme adjectif : "grandie". Il allonge la sonorité du mot et donne au syntagme : "à l'ombre déjà grandie" un mouvement plus large et plus solennel.


Les verbes rencontrés au cours de ces phrases sont d'un registre simple : fût -s'engagea - conduisait - s'abrita - se mit en chemin - voulait. On remarque même une répétition qui pourrait passer pour une certaine négligence : "il s'engagea et se mit en chemin". Cette simple remarque suffit à attirer l'attention sur le sens, de ces phrases de prélude : le personnage s'engage - s'abrite - se met en chemin - il veut se donner une heure encore. Avant le "Jeu", le personnage savoure les derniers instants qui précèdent le lever du rideau..La contradiction ne s'arrête pas là : d'une part, la campagne est chaude de tout le soleil de l'après-midi : d'autre part, le personnage s'abrite à l'ombre déjà grandie des aubépines. Nous sommes aux antipodes du style traditionnel, déjà refusé par Valéry dans la célèbre phrase : "La Marquise sortit à cinq heures". Chez Gracq, les temps sont brouillés. Les actions se déroulent dans un ordre peu logique, car l'action proprement dite, logique ne compte pas. Seule importe, l'atmosphère, véritable état d'âme, où l'écrivain en quête d'une autre vie, se plonge avec délice. Des deux noms propres Albert et Argol, le second seul nous est familier puisqu'il entre dans l'énoncé du titre : Au Château d'Argol, et dans celui du chapitre premier auquel appartiennent les phrases citées : "Argol". Il n'en est pas de même pour le prénom masculin d'Albert. Une énigme se pose au niveau du personnage qui nous serait familier, une fois introduit sur la scène du récit. Ce personnage sans âge, sans visage, sans identité, possède un prénom dont la sonorité a un rapport éloigné mais réel avec le nom d'Argol ; tous deux sont faits de deux syllabes Al-bert, Ar-gol ; la première lettre est la même "A". Le retour des consonnes "l-r" donne un certain effet musical d'allitération. Les noms communs appartiennent également à un registre simple et familier, campagne - soleil - après-midi - route - ombre -. Il faut attendre la quatrième ligne pour rencontrer un nom technique : aubépine. Comme nous l'avions remarqué dans l'emploi du rythme des phrases, il y a un rétrécissement du champ exploré dans le choix des mots. Une mise au point se fait. Le champ poétique, large et flou, dans la première vision diminue : la lunette de l'écrivain est centrée sur certains mots, sur certains objets.


Julien Gracq distingue “qui dans la description sont myopes, et ceux qui sont presbytes" (124). On serait tenté de le ranger aux cotés de Chateaubriand, de Tolstoï, de Claudel, parmi "ceux qui ne savent saisir que les grands mouvements d'un paysage" (125)(11).


C'est devenu un lieu commun de dire que chez Gracq la langue était bi-polarisée autour de mots dont le caractère antithétique est plus ou moins conscient. Prenons l'exemple suivant : " il voulait se donner une heure encore pour savourer l'angoisse du hasard (126)".


Le verbe savourer, appartient au vocabulaire de la sensation ; sensation agréable qui plus est. L'angoisse, mot abstrait, appartient au vocabulaire de la psychologie. Il peut même exprimer un certain état spirituel du domaine de la métaphysique. L'antithèse "savourer l'angoisse", n'est en fait qu'apparente ; elle est disproportionnée par rapport au mot qui la suit "hasard". Chez Gracq, le récit diffère du récit traditionnel. Reprenons la célèbre phrase : "La Marquise sortit à cinq heures", pour la comparer avec le début d'Au Château d'Argol. "La Marquise sortit à cinq heures" (127), "Albert s'engagea...". L'action est identique : un personnage se met en route. Il y a mouvement d'un endroit à un autre. Le personnage est cité : "La Marquise", "Albert". Les circonstances sont les mêmes : fin d'après-midi. Mais les différences se font au niveau de la forme.


Le personnage d'Albert revêt une identité imprécise tandis que la Marquise évoque un certain type de femme : époque, société. "Albert s'engagea sur la longue route". L'action est vague : "La Marquise sortit" provoque par le verbe sortir, un certain cadre tiré d'une imagerie romanesque. Elle sortit de son château, de son hôtel particulier, de son salon... si "La Marquise sortit à cinq heures", on ne saurait dire l'heure exacte, choisie par Albert pour s'engager sur la longue route.


Cette comparaison à laquelle on peut ajouter d'autres éléments, fait ressortir chez Gracq une suite de refus : - refus du récit traditionnel, - refus du réalisme. Dans son premier roman, on peut constater que Gracq débutait par trois phrases qui annonçaient une œuvre de rupture sur le plan du fond et sur le plan de la forme. La phrase de Gracq ne se réfère pas au monde inerte du catalogue, de la fiche (128), telle qu'on la trouve d'après Gracq dans le Nouveau Roman de Robbe-Grillet, mais elle est "une entrée en résonance universelle" (129). Le secret du récit chez Gracq est "la création d'un milieu homogène, d'un éther romanesque où baignent gens et choses et qui transmet les vibrations dans tous les sens" (130).


Il est dangereux d'analyser le style de Gracq mot à mot, au cours d'une "vivisection peu ragoûtante" (131) car son "monde n'est pas celui de la vie, mais il lui ressemble, dans la mesure à la fois très importante et très incomplète où une cloche ressemble à un chaudron" (132). Au Château d'Argol, met le lecteur dans une atmosphère de chaleur et de fin de journée d'où surgit une silhouette sans visage.


Le rétrécissement du plan optique met en lumière le mot, qui éclate en majesté par sa place, par son emploi, ou même par un mariage mystique, avec son contraire.


La langue de Gracq est essentiellement théâtrale, la mise en scène du mot se fait sentir dans la phrase suivante de notre texte : "il avait acheté, un mois plus tôt le manoir d'Argol, ses bois, ses champs, ses dépendances, sans le visiter (...) (133). Le manoir d'Argol est mis en scène de façon emphatique, dans la mesure où le pronom complément "le" (sans le visiter) se rapporte au nom masculin singulier "manoir". L'ellipse de la préposition "avec", avec ses champs, ses dépendances... etc. est évidente. De plus, les nombreuses possessions du manoir sont comme les atouts d'un personnage de théâtre, témoignant de sa richesse. Avec l'apparition de mots plus précis "champs", "dépendances", "bois", la syntaxe de la phrase est plus libre. La phrase va prendre un cours plus sinueux. Le rythme se complique, par des arrêts et des rejets : "(...) sur les recommandations enthousiastes, mystérieuses plutôt..." il y a une apparence de contradiction entre l'enthousiasme et le mystère.


On ne sait si les recommandations sont mystérieuses de la part de l'ami ou si il est mystérieux qu'elles fussent enthousiastes. Il y a confusion, aussi, entre le personnage qui entend les recommandations, et celui qui les a faites : "... Albert se rappelait cet accent insolite, guttural de la voix qui l'avait décidé (...)" (134). La mise entre tirets de mots ou de propositions entières, est un des traits caractéristiques du style de Gracq. Dans ce monde flou où l'homme dort les yeux ouverts (135), des précisions peu importantes pour la signification rationnelle du récit coupent l'ordre des propositions.


Le mystère s'épaissit donc pour le lecteur, au fur et à mesure que le récit s'amplifie. Au niveau du sens de la phrase, il semblerait qu'Albert ait été convaincu d'acheter le manoir d'Argol, non par des arguments, mais par une voix, par un certain accent "insolite et guttural". Avant même qu'il ne soit nommé, l'interlocuteur est précédé par sa voix, précisons même par la manifestation de sa voix. "Au début était le verbe", a dit St. Jean dans l’Evangile. Au début d'Argol, est la Parole, le Verbe, le Logos. On ne peut s'empêcher de faire des analogies entre l'ami (supposons Herminien, mais rien ne le prouve ) et Dieu. Ajoutons tout de suite que le mot "Dieu" n'est pas employé ici dans un sens purement religieux, ce serait plutôt un "souffle", au sens biblique, un démiurge, qui façonne l'homme et qui tient les fils de sa destinée.

La parole symbolise d'une façon générale la manifestation de l'intelligence dans le langage, dans la nature des êtres et dans la création continue de l'univers. "(...) -d'un ami très cher, mais, un peu plus qu'il n'est convenable amateur de Balzac, d'histoire de la chouannerie et aussi de romans noirs ". L'esprit emphatique du sens est ici modifié par l'emploi restrictif de l'adverbe "un peu". L'euphémisme qui suit peut laisser planer sur tout le récit, une ambiguïté un peu gênante quant aux relations entre Albert et Herminien, bien que "mais, un peu plus qu'il n'est convenable" qualifie sans aucun doute " amateur de Balzac...". La fin de la phrase présente de nouveaux intérêts "amateur de Balzac, d'histoire de la chouannerie et aussi de romans noirs". Le mot "amateur" pose une énigme au niveau du sens. Dans le langage courant, il indique une préférence. On est amateur de musique, de peinture, de littérature. Le sens paraît ici affaibli et le mot semble s'inscrire dans un langage assez familier. L'accumulation des lectures de l'ami d'Albert est désinvolte : Balzac, l’histoire de la chouannerie et les romans noirs, tout cela est assez banal ; il y a même un lien entre les trois : Balzac a écrit sur la chouannerie et a fait des romans noirs. A lire ces lignes on croirait voir la liste des livres lus par Don Quichotte et par Madame Bovary.


Un certain bagage accompagne le personnage d'expériences livresques qui le situent aux yeux du lecteur. "Et sans plus délibérer, il avait signé ce recours en grâce insensé à la chance"(136). Julien Gracq a écrit " en art il n'y a pas de règles, il n'y a que des exemples " (137). Cette affirmation toute subjective et digne d'un surréaliste, prend ici sa signification. L'expression "recours en grâce" appartient à un champ sémantique bien précis, celui du droit. Or ce cliché, un peu usé, est remagnétisé ici, par la structure de la phrase : l'adjectif "insensé" qualifiant "recours" est rejeté après le mot "grâce". Il en ressort une confusion.


En outre, le rôle du complément "à la chance" est ambigu. Il semble qu'il en est le complément du nom "recours".


En conclusion, les deux premiers paragraphes d'Au Château d'Argol présentent dans le style certains traits caractéristiques, qui seront repris par la suite dans les autres romans :

1.Rythme binaire, ample et solennel de la phrase qui va se rétrécissant, au cours du récit.

2.Emploi de mots simples venant de registres familiers (138).

3."Re-galvanisation" de ces mots par de fréquentes ruptures de style, et par la dislocation de la syntaxe.

4.Emploi désinvolte de la culture du lecteur et de "l'intelligence" rationnelle du récit.


Dirigeons maintenant notre étude sur le dernier paragraphe d'Au Château d'Argol. Le rythme binaire remarqué dans les premières phrases du récit se maintient tout en s'assouplissant. "Au milieu même de la longue nuit de décembre, par les escaliers déserts, par les salles désertes, aux flambeaux éteints, aux flambeaux renversés, il quitta le château sous l'habit du voyageur"(139).


Le premier mouvement "Au milieu même de la longue nuit... aux flambeaux renversés" revêt un aspect théâtral dans l'emploi de plusieurs procédés :

1.Emploi des répétitions

◦"par les escaliers déserts, par les salles désertes" (Rythme, construction similaire, répétition de l'adjectif)

◦"aux flambeaux éteints, aux flambeaux renversés" (Rythme, construction similaire, répétition du nom)

2.Emploi des articles définis au pluriel. Le résultat est à la fois poétique et emphatique. Il y a dans ce passage, qui s'approche plus du poème que de la prose, un rythme et un langage, proche de ceux des contes de fées.


On imaginerait sans peine une mise en scène effectuée par Cocteau, semblable à celle qu'il a utilisé dans La Belle et la Bête ou dans Orphée. On ne peut nier dans Au Château d'Argol un certain parfum, issu des contes et des légendes, et ceci est valable pour toute son œuvre (140) : circonstances (minuit), nuit, attente d'un acte épouvantable. D'ailleurs le conte penche plutôt vers le récit d'épouvante, dans la lignée des romans noirs. "Au milieu même de la longue nuit de décembre". L'heure fatidique n'est pas prononcée et pourtant l'adverbe "même" précisant l'heure du milieu de la nuit cache en filigrane "minuit" qui est le milieu de la nuit. L'emploi de l'article défini "la" dans "la longue nuit de décembre" (141) peut évoquer aussi bien la nuit du "trente-et-un" décembre au "premier" janvier (142). Le lecteur est placé dans un monde qu'il a connu dans son enfance, par les récits et les légendes du folklore, mais ce monde est imprécis, et par là même, intensément poétique ; les objets y sont juxtaposés ; les mots par un manque de liaisons rationnelles, ont une autonomie propre. Le mot est chargé de force magique et devient sacralisé, car le sacré est hors du temps et de l'espace. L'impression est identique dans le syntagme : "l'habit du voyageur". Quel voyageur ? Ce voyageur prend des propositions gigantesques. Il devient un symbole chargé de toutes les connaissances du lecteur. Il ressuscite en nous le souvenir des grands voyageurs en quête de la vérité, ou celui des justiciers amenant la vengeance et la mort ; on pense aussi au voyageur allant au devant de la mort dans les légendes médiévales et dans le cinéma d'Ingmar Bergman (143). Le rythme s'accélère de plus en plus, et, par sa simplicité, le récit s'apparente une fois de plus avec le conte : remarquons en effet l'emploi de l'adverbe "très vite" (...) ils se hâtèrent". On ne sait si l'on doit s'attendre à voir apparaître l'ogre, le monstre, le vampire, ou les Érinyes : "Les pans flottants de son manteau l'environnèrent comme des ailes noires" (144). Cette phrase est la dernière qui ait un déroulement monocorde car le style va, désormais, s'accélérer jusqu'à la fin : "Et derrière lui, et dans son cerveau qu'ils atteignaient dans les régions aiguës où siègent les sens exacerbés, résonnèrent des pas au fond de la nuit glaciale - ses pas" (145). Les pièges déjà analysés s'intensifient. Il y a énigme au niveau du sens par l'emploi de "ils", et de "ses pas". De plus, il y a confusion possible entre l'homme qui quitte le château sous l'habit du voyageur et le mystérieux voyageur qui poursuit le premier. Les deux personnages sont qualifiés de la qualité vague de "voyageur" : "Et, perdant le souffle il sentit maintenant que les pas allaient le rejoindre, et, dans la toute-puissance défaillante de son âme, il sentit l'éclair glacé d'un couteau couler entre ses épaules, comme une poignée de neige" (146).


Le rythme haché, fracturé de la phrase, illustration réaliste de celui qui perd le souffle chez Gracq ne s'oppose pas à l'emploi de quelques mots recherchés. Celle est visible dans le syntagme "dans la toute-puissance défaillante de son âme", l'antithèse "toute" et "défaillante" n'est qu'un sursaut de vie devant la mort. C'est "le point sublime" l'extase, où l'âme rentrée en elle-même dans une sorte de face à face, proche de l'extase, se contemple l'instant d'un éclair, dont le couteau est ici le support de la manifestation (147).


On peut reprendre au compte de Gracq ce que lui-même disait de Breton : "Si apparemment articulée, éloquente, concertée qu'elle soit (...) cette carcasse de prose classique n'est plus qu'un trompe l’œil, une croûte mince entièrement rongée de l'intérieur par un flux insolite de poésie" (148). Il semble que chez Gracq, la langue poétique soit une mise en sommeil, momentanée de la syntaxe. Car la poésie n'est pas du domaine de la science. Elle ne répond pas aux normes du rationnel. "... L'image littéraire est un explosif. Elle fait soudain éclater les phrases toutes faites, elle brise les proverbes qui roulent d'âge en âge, elle nous fait entendre les substantifs après leur explosion quant ils ont quitté la géhenne de leur racine, quand ils ont franchi la porte des ténèbres, quand ils ont transmué leur matière." (149).


Si notre étude n'a porté que sur certains passages d'une seule œuvre, c'est parce que ces passages sont à la fois caractéristiques et significatifs du premier récit de Julien Gracq et de l’œuvre de cet écrivain en général ; de plus, ils n'étaient qu'un exemple nécessaire à la poursuite de notre étude d'ensemble sur les Magies du Verbe. En effet, notre propos n'est pas l'étude du style, en soi, mais seulement le texte Gracquien dans ses rapports avec l'imaginaire traditionnel de l'ésotérisme, de l'alchimie et du symbolisme des religions.


D'excellentes études ont déjà été faites sur le style de Gracq par Enéas Balmas (150), Jean Baudry (151), Blanchot (152) et par Michel Riffaterre (153), pour ne citer qu'eux, il n'est donc pas nécessaire de revenir sur ce point. Néanmoins, signalons que les critiques ont noté dans le style gracquien certaines constantes :

1.Syntaxe particulière

◦Bien souvent, le verbe est placé en fin de phrase après de longues énumérations (ex. "Written in Water" Liberté Grande, p. 29 : "(...) sans songer au jour où -sans âge comme roi de cartes- familier comme le double gracieux des bas-reliefs d'Egypte - plat comme l'aïeul sur fond de mine de plomb, à la belle chemise de guillotiné, des albums de famille, désossé comme ces beaux morts de voitures de courses dont le cœur se brise de se réveiller trop vite au creux d'un rêve splendide de lévitation - je retournerai hanter ma parfaite image.").

◦Le verbe est parfois antéposé par rapport au sujet : exemple : "(...) où m'avait peut être fixé ma place une exigence singulière " "Le Roi Cophétua" dans La Presqu'île p. 246.)

◦L'adjectif est fréquemment placé avant le nom qu'il qualifie (ex : "(...) dans la toute-puissante défaillance de son âme (...)". Au Château d'Argol, p. 182).

2.Emploi fréquent de nombreux adjectifs dont la signification est proche : (ex. : "(...) invisibles et translucides vaisseaux (...) "Au Château d'Argol, p. 57). "(...) un éclair dévastateur et sauvage(...) "Au Château d'Argol, p. 64).

  1. 3.Ostentation des termes rares. Comparaisons inattendues : (ex. : "Les jeux bougent comme le tournesol et l'héliotrope et sur les ruisseaux de lait du crépi de la chambre se diluent dans la tache d'encre d'un papillon noir". Liberté Grande, p. 86 "La Vallée de Josaphat".)


Ce langage sur lequel Gracq fonde son esthétique est puissamment original (154). On repère à travers lui un monde fabuleux de comparaisons dont les préférences vont

1.aux images marines,

2.aux images de sciences :

◦physiques : Phénomènes du magnétisme, attraction, répulsion.

◦chimiques : Termes de "catalyse", "bain", "alchimie".

◦optique : "prisme à réflexion totale", Au Château d'Argol, p. 112), "œil révulsé" Au Château d'Argol, p. 48).

◦médicale : "vivisection", "vaisseaux", "circulation", "cœur".

3.On trouve aussi les images érotiques, liées au sang, aux armes. Dans l’œuvre de Julien Gracq, l'amour est violent, sadique, même lorsque les circonstances ne sont pas soumises à un climat d'effroi et d'angoisses. Par exemple, dans Le Rivage des Syrtes, l'amour est lié à la mort, seulement par l'emploi de certaines images : "(...)nous reposions de tout notre poids dans la sécurité même des gisants sous ce faux jour de crypte où l'ombre venait se diluer comme dans une eau profonde" (155). Les exemples sont nombreux dans Prose pour l'Etrangère (156). Les plaies, le sang, la lèpre, baignent de leurs images la prose de Julien Gracq. Ce monde inquiétant entraîne d'autres images bien caractéristiques de la langue de Julien Gracq.

  1. 4.images fantastiques : ex. : "(...) c'était comme une lézarde de ténèbres entrouverte en plein midi, comme le cauchemar pourri de ce sommeil séculaire qui crevait, qui se levait devant nous, qui descendait les marches " (157). Julien Gracq est ici très proche du septième art auquel il s'intéresse beaucoup (158), et de la peinture fantastique de Chirico, de Buzatti (159), et en remontant plus loin dans le temps, il est proche des déflagrations lentes et mystérieuses de Monsu Désiderio (160), et d'Antoine Caron.

  2. 5.images relatives à l'Art et au monde du spectacle, et en particulier au monde du théâtre et de l'opéra. Julien Gracq fait souvent appel dans ses comparaisons, à la peinture, à la musique et aux spectacles : "Comme baignée de la lueur d'une rampe, et les têtes rondes des arbres émergent partout des abîmes, serrées en silence, venues des abîmes du silence autour du château comme un peuple qui s'est rassemblé, conjuré dans l'ombre, et attend que les trois coups résonnent sur les tours du manoir." (161)


On ne peut faire le tour de la question car la prose de Julien Gracq offre une infinité de comparaisons, d'images. On peut dire que la caractéristique de son style réside dans l'analogie, ce "démon de l'analogie" qui hante l'esprit d'Albert et celui d'Herminien. On ne peut tenter de classer les comparaisons inventées par Julien Gracq sans en oublier de fondamentales comme celles par exemple de l'émeute perçue d'un lieu retiré et tranquille : « Au coeur de ces cavées vertes des avenues, la rumeur de la mer ne parvient qu'incertaine comme une rumeur d'émeute au fond du jardin endormi de banlieue » (162); ou encore «On eût dit que la forêt écumeuse allait d'un instant à l'autre déferler par-dessus sa digue, dans une espèce de revanche élémentaire. Et pourtant, au fond du village reclus, au fond de cet après-midi de tempête, se cachait je ne sait qu'elle tranquillité protégée» (163).


L'image chez Julien Gracq se présente de deux façons, soit sous la forme de comparaison, soit sous celle de l'identification.

1.Dans la plupart des cas, l'image est introduite par la conjonction comme, et cela donne une comparaison simple : ex.

◦"La sonnerie pénétrait comme un quatorze juillet de pétards et des drapeaux..." (164).

◦"Au-dessus de moi claquait au vent solennel comme un portant de théâtre, le volet d'une haute fenêtre..." (165).

◦"(...) Ce sont ses yeux liquides qui nagent autour d'elle comme une danse d'étoiles " (166).

2.La comparaison peut également faire appel au procédé de l'identification où l'image est indissociable dans les termes et dans la construction : ex.

◦"Un grand palais aux corridors nuageux - par-devant des perspectives de soleil et de brumes, ce plain-chant matinal du soleil sur les bancs de brouillard qui se déchirent aux pointes des phares, un novembre perpétuel d'averses chantantes, d'oiseaux perdus qui d'un seul cri débarrassent le large, - par derrière une pelouse domestique avec volière et vue de gazomètre - je me retirais là pour des semaines, pour des vacances libres, des parties de plaisir, de seul à seul multipliés comme un jeu de glaces, comme des perspectives de trompe l’œil." (167).


On note dans l'exemple ci-dessus deux traits caractéristiques du style gracquien, d'une part l'énumération, d'autre part l'humour.

1.L'énumération : Les phrases poétiques de Julien Gracq sont, souvent, très longues ; elles consistent dans un assemblage d'images qui s'emboîtent les unes aux autres, non pas, par jeu logique et rationnel de subordonnées comme chez Proust, mais par une simple juxtaposition, ayant pour but d’écrire une réalité multiple. Le jeu des miroirs est l'image qui rend le mieux compte de cet agencement des phrases avec ce que cela comporte d'illusion, de déformation et de trompe-l’œil. De fréquents tirets permettent de baliser ces longues phrases sinueuses où la pensée est sans cesse renvoyée à elle-même : "Cette beauté d'ange (...) - (...) cette beauté que leur conserve (...) le surnom de l'Incorruptible - ces bouillons de dentelle, ces gants blancs et ces culottes jaunes, ces bouquets d'épis, ces cantiques, ce déjeuner de soleil avant les grandes cènes révolutionnaires, ces blondeurs de blé mûrissant, ces arcs flexibles (...) ces roucoulements de Jean-Jacques (..., ces madrigaux funèbres (...) - cette chasteté surhumaine, cette ascèse, cette beauté sauvage - c'est la langue de feu... " (168).
Ce poème est entièrement rythmé par les adjectifs démonstratifs, cette, ces, qui précédent et annoncent la phrase explicative du poème qui se trouve d'ordinaire à la fin du texte.
Gracq ménage l'effet de surprise, il agit un peu comme l'écrivain d'un roman policier, qui ne dévoile le meurtrier qu'à la dernière ligne : "(...) c'est la langue de feu qui pour moi ça et là descend mystérieusement au milieu des silhouettes rapides comme des éclairs..." (169). Ce procédé de l'énumération à surprise a été employé par Apollinaire dans une sorte de litanie où "Il y a" revient vingt-quatre fois, en début de vers (170).

2.L'humour : Une deuxième caractéristique des images Gracquiennes réside dans le clin d’œil de l'écrivain au lecteur à la manière de Valéry (171) ou de Stendhal (172). Il est curieux de rencontrer cet humour seulement dans ses poèmes et non dans son œuvre romanesque. Il semble que le poème soit pour Julien Gracq, un moyen de se mettre en contact direct avec la réalité et avec le monde des humains qui parfois l'amuse. Parfois, l'humour est proche d'un humour noir que ne désavouerait pas le Marquis de Sade : "Les hommes sont coupés à mi-hauteur par la guillotine de l'habit noir - les femmes prennent sous le baiser la vibration tranchante du cristal, puis éclatent et sèment sous la neige d'adorables camélias de sang" (173). L'univers mondain, feutré, délicat et raffiné des femmes élégantes, des hommes en habit de soirée, des baisers et des fleurs contrastent avec la violence exacerbée de la guillotine et du sang.


Nous sommes en plein jeu de massacre ou de Grand Guignol à moins que nous ne sentions les parfums empoisonnés des romans noirs et de toute la littérature décadente, où certains surréalistes ont parfois puisé leur inspiration (174). Le poème se poursuit ici, avec humour, sur le double jeu du monde officiel -le Lord-maire, la magistrature, les bonnes manières, les fleurs - et l'aspect noir et louche d'une soirée dont il ne reste que de fins débris de verre. L'humour fait parfois place au rire dans "Venise" lorsque "(...) avec la majesté d'une sonde touchant le fond de la fosse des philippines descendit vers moi comme un rideau de fenêtre la barbe du patriarche de l'Adriatique" (175). Nous verrons plus loin, dans une étude plus complète de "Venise", comment intervient l'usage des allitérations (176). Le rire est également présent dans la "Surprise-partie dans la Maison des Augustules" (177) dont le titre est déjà révélateur par l'assemblage de Surprise-partie et d'Augustule, nom donné par dérision au dernier empereur romain d'occident. Dans ce poème, on remarque deux motifs de dérision, d'une part le travail ménager : "on signale une grêle serrée de boules de bleu à lessive", "le menu peuple de la blanchisserie", et d'autre part un anticléricalisme féroce : "à St Germain-l’Auxerrois, derrière l'autel, on tire le canon méthodiquement, toutes les vingt secondes. C'est à ne plus s'entendre, cela tourne au scandale : à chaque détonation, l'archevêque fait s'envoler des pigeons de sa manche, des gazelles sortent en foule des maisons closes et se rassemblent sur les parvis municipaux" (178).


Une syntaxe particulière, un emploi fréquent de l'adjectif, une ostentation des termes rares, des comparaisons inattendues, l'énumération, l'humour, tous ces traits nous les avons relevés dans la langue de Julien Gracq et pourtant la liste ne se limite pas là, c'est pourquoi nous laissons à Jean-Louis Leutrat le soin de conclure : "Le style de Gracq est la proie d'une rafale d'images qui éclatent dans la phrase en feux d'artifice" (179).


C'est dans Au Château d'Argol que l'on trouve rassemblé le plus grand nombre de traits originaux du style de Gracq. Les mots en italique y sont plus nombreux que partout ailleurs. C'est dans ce premier récit que l'on note le plus d'ambiguïté au niveau de la compréhension du texte et de l'intense poésie qui vivifie ses longues phrases, et enfin dans la liberté de sa syntaxe et dans la répétition de mots poétiques ou chargés d'un sens particulier. Au fur et à mesure, ses récits se dépouilleront de ce style parfois ostentatoire, si étrange et volontiers théâtral. Dans Le Rivage des Syrtes, les mots en italique sont peu employés. Mais pourtant dans la poursuite de sa carrière littéraire, Julien Gracq retrouvera certains procédés d'Au Château d'Argol (les mots en italique, plus particulièrement), lorsque certains instants privilégiés seront évoqués : la soirée du château de Roscaër dans Un Beau Ténébreux (180), la longue soirée interminable du Roi Cophétua. Ils coïncident toujours avec les moments d'intensité poétique (181). C'est semble-t-il dans Le Rivage des Syrtes, que Gracq a atteint, au plus haut point la maîtrise de son style, en effet le passage d'un style simple, familier, à un style poétique, se fait insensiblement, sans frontière entre le banal, le quotidien et le merveilleux. C'est dans ce roman, qu'il est le plus proche du style de Nadja d'André Breton, où le surréaliste, plongé dans la vie incolore de tous les jours, est aux écoutes de l'invisible.


102. Julien Gracq, André Breton, quelques aspects de l’écrivain, Paris, Corti 1948, (1970 3ème réimpression, p.137.

103. Ibid.,

104. Aimé Patri  Breton par Julien Gracq dans Par u n° 43, juin 1948 : « Le livre de Julien Gracq  dont André Breton a fait l’éloge ici même, a déjà suscité de la part de Maurice Nadeau, historien du surréalisme, une réaction d’humeur à certains égards remarquable. Il semble que l’auteur de Histoire du surréalisme, ait voulu protester contre l’espèce de Consécration que constitue l’étude de Julien Gracq. …Le livre de Gracq ne dispensera certainement pas de la lecture de Breton, comme le suggère malignement Nadeau, mais, à bien des égards, il en facilitera une meilleure compréhension… ».- André Billy, chronique dans le Figaro Littéraire du 26 avril 1947.

105. J-.L Leutrat, Gracq , Paris: Editions Universitaires, 1967), "Classiques du XXème siécle,"  p. 109.

106. Julien Gracq, "Le Couvent du Pantocrator," Liberté grande  Corti,, p.75..

107. Application issue de la philosophie Zen : confer l’article de Will Petersen, sur le Jardin de Pierre dans Nancy Wilson Rose: le monde du zen, , Paris: Stock, 1960), p.110 et sq..

108. Julien Gracq est un des rares écrivains à employer aussi fréquemment l'imparfait de subjonctif.,

109. J. Gracq, Breton, quelques aspects de l'écrivain p.139.

110. Littré, l'heuristique : art d’inventer, de faire des découvertes.,

11.1  J. Gracq, Breton p.141.

112. J.Louis Leutret, Gracq   Paris: Editions Universitaires, Classiques de XX ème siècle, 1967 ), p. 26, 27, 28..

113. Ibid., p.11 « Il ne recherche pas la célébrité et s'est trouvé un éditeur, José Corti, à sa mesure, c’est à dire peu orienté vers les grands tirages ».

114. Julien Gracq, Préférence , Paris: Corti, nouvelle éd. augmentée, 1961), p.153 et sq. : Le grand paon. Ibid.,p.168 : « Au lointain de toutes les avenues du parc romantique, au bord du miroir d’eau, il y a ce bel oiseau qui gonfle ses plumes. « Le cri d’un paon n’accroît pas davantage la solitude du jardin déserté » (Claudel). Nous lui devons presque tout. » .

115. Lettrines, p.38 : « Il y a eu pour moi…Stendhal, quand j’en avais quinze (ans)… ».

116. Voir supra note 33.

117. Roland Barthes, S/Z, Paris: Seuil.

118. Gracq, Au château d'Argol, p.15.

119. Ibid., p. 15.

120. Ibid., p. 15.

121. Ibid., p. 15.

122. Ibid., p. 15.,

123. Nous soulignons encore,

124. Lettrines, p. 47.

125. Ibid., p. 47.

126. Au Château d'Argol,  p.15.

127. Phrase prêtée à Valéry par A Breton dans le Premier manifeste du surréalisme, 1924. Paris, Gallimard, réédition 1967, p.15 : « une telle idée fait encore honneur à Paul Valéry qui, naguère, à propos des romans, s’assurait qu’en ce qui le concerne, il se refusait toujours à écrire : « La marquise sortit à cinq heures ». Mais a-t-il tenu parole ?

128. Gracq, Lettrines, p. 24.

129. Ibid. p. 25?

130. Ibid. p. 25.

131. Gracq, Breton, p. 11..

132. Gracq, Lettrines p. 25.

133. Gracq, Au château d'Argol, p.15.

134. Ibid. p.15.

135. Les yeux bien ouverts, texte radiodiffusé et repris dans Préférences,  p. 53 et sq.

136. Au château d'Argol, p. 15.

137. Lettrines, p. 76, 77 : « Réponse à une enquête sur le roman contemporain (1962). Ce que le roman a le devoir d’être ou de ne pas être, les éléments où le romancier a le droit de puiser et les points de vue qu’il doit s’interdire, les sens dont l’usage sera licite pour l’écrivain, le contingentement des adjectifs, l’emploi permis ou non du présent, du passé défini ou de l’imparfait, du je, du il, ou du on, de la langue selon la rue, ou de la langue selon le Littré, ce sont des questions qui ne m’obsèdent pas. Toutes les techniques sans exception se justifient, sauf en ceci qu’elles se prétendent exclusives des autres. Je m’en tiens modestement, pour ma part, à la revendication de la liberté illimité (mais parfois, ce n’est pas interdit, fécondée : en art, il n’y a pas de règles, il n’y a que des exemples).

138. L'emploi de mots simples n'est pas une règle chez Julien Gracq, au contraire ( et surtout dans les premières œuvres), l’emploi de mots rares et recherchés est fréquent. Mais le choix du texte a voulu qu’il en fût ainsi.

139. Au château d'Argol,  p. 182..

140. En particulier dans Un balcon en forêt, où Mona encapuchonnée dans son manteau de pluie rouge fait penser au Petit chaperon rouge (p.52), à « une petite sorcière de la forêt » (p.53).

141. Cf. le chapitre de Noël dans Le Rivage des Syrtes.

142. Lettrines, p. 28, au sujet d’Un balcon en forêt : « Toute la première partie du balcon en forêt a été écrite dans la perspective d’une “messe de minuit aux Falises”, qui devait être un chapitre très important, et qui aurait donné au livre, avec l’introduction de cette tonalité religieuse, une assiette toute autre. »

143. Le septième sceau, 1956.

144. Au château d'Argol, p.182.

145.  Ibid. p. 182.

146.  Ibid. p. 182.

147. Cf. Note 84.

148. Gracq, Breton,  p. 146.

149. Bachelard, L'air et les songes, Paris: Corti, 1943 (6ème réimpression), p. 285.

150. Enea Balmas, in Situasioni e profili : Gracq ovvero il mito dell'ambiguità, Milan: Institute Aditoriale Cisalpine, 1960), Cf. p. 113-145.

151. Jean Baudry, Julien Gracq, poéte-romancier, Lille: Revue des Sciences Humaines, fasc. 88 (oct- décembre 1957), p. 469-478.

152.  Maurice Blanchot « Grève désolée, obscur malaise », dans Les cahiers de la Pléiade n°2 ( avril 1947) p. 134–137. Maurice Blanchot : Chroniques du Merveilleux, L’Arche 3ème année, vol. 7, nos. 27-28 (août- septembre 1948, p. 120-133.

153. Michel Riffaterre Dynamisme des mots : poèmes en prose de Julien Gracq, Les Cahiers de l'Herne, 1972. p. 152-164.

154. Bien qu'il doive beaucoup à Breton.

155. Le rivage des Syrtes,  p. 147.

156. Gracq, Prose pour l'Etrangère, Paris: Corti, 1952 (Hors Commerce) ; cf. Nous étudierons l’érotisme de Julien Gracq en relation avec l’érotisme de l’alchimie dans la troisième partie chapitre 13.

157. Julien Gracq, Le rivage des Syrtes, p. 155.

158. J. Gracq est membre de la Commission du cinéma et entretient des relations amicales avec Bresson notamment.

159. Marcel Brion, Art fantastique : "Une fin du Monde" (Buzatti), Paris: Albin Michel, 1961), planche XV..

160. Monsu Désiderio, L'incendie de Troie Sources du fantastique (catalogue de la galerie J.C. Caubert, rue Guénégaud, Paris, 27 mars- 30 avril 1973), p. 71.

161. Au château d'Argol, p. 63.

162. Un beau ténébreux, p. 10.

163. "le roi Cophétua", La presqu'île, p. 218, 219.

164.  "Venise" dans Liberté grande, p. 17.

165. Ibid., p. 17.

166.  "Transbaïkalie" dans Liberté grande, p. 48.

167. Gracq : "Affinités électives", Liberté grande,  p. 48.

168. Gracq, "Robespierre" dans Liberté grande, p. 46, 47.

169. Ibid., p. 47.

170. Apollinaire , « Il y a un vaisseau qui a emporté ma bien aimée » (éd. Messoin).

171. Lettrines, p. 33.

172. Ibid. : Julien Gracq parlant de Valéry, fait référence aux "happy few" de Stendhal.

173. "La bonne Auberge", Liberté Grande p. 82;. ; il est possible que le titre du poème fasse référence à Thérèse d’Avila mise en épigraphe à La nuit du rose hôtel de Maurice Fourré, roman signalé par Gracq à Breton (cf. La clé des champs, Pauvert, 1967, p. 248) : « la vie n’est qu’une nuit à passer dans une mauvaise auberge ».

174. Max Ernst, Une semaine de bonté, 1954.

175. Gracq, "Venise" dans Liberté grande, p. 106.

176. Cf. Infra, chapitre 3 : "Imaginaire et esotérisme.

177.  "Surprise partie dans la maison des Augustules" dans Liberté grande, p. 84-85.

178. Ibid.

179. Jean Louis Leutrat,  Gracq , Ed. Universitaires, Classiques du XX ème siècle, 1967), p. 111.

180. Gracq, Un Beau Ténébreux,  p. 70 et sq..

181. Par contre ils sont assez rares dans les poèmes en prose de Liberté grande. Ceci étant d’ailleurs une confirmation de notre remarque, car il semble bien que Gracq fasse la différence entre le récit et le poème puisqu’il éprouve au cours d’un récit le besoin, de communiquer au lecteur, son émotion poétique.

Marguerite-Marie Bénel-Coutelou, Magies du Verbe chez Julien Gracq, Thèse pour le Doctorat de troisième cycle de Littérature française, Université Paul Valéry de Montpellier, Novembre 1975.