Symboliques
 

Rétrécissons notre champ d'exploration. Dans la première partie intitulée Magies du Verbe, nous avons essayé de dégager, à partir des procédés du style, ce qui rend essentiellement compte de la langue de Julien Gracq, puis nous avons mis en parallèle certains de ses textes et un hors texte tantôt alchimique, tantôt initiatique. Mais il ne s'agissait alors que d'un climat, d'une atmosphère allant parfois jusqu'à une action identique et signification similaire totale. Notre étude va porter sur des points plus précis : les noms, les personnages, l'espace, le temps, les éléments (règne végétal, minéral, animal) autant de composantes qui s'organisent entre elles, établissant une cohérence au niveau du texte. Il s'agira donc d'interroger leur portée symbolique. Notons que le titre du chapitre "Symboliques" est au pluriel et non au singulier. Cela tient au fait que les symboles que nous dégageront de certains mots seront équivoques et non univoque, ce qui laisse le champ libre au choix du lecteur, selon sa personnalité, son tempérament, sa sensibilité ou sa culture.


Nous éviterons le plus possible de tomber dans l'écueil qui consiste à donner des explications à traduire des symboles. Julien Gracq a mis son lecteur en garde dans l'Avis au lecteur d'Au Château d'Argol :

"Il va sans dire qu'il serait par trop naïf de considérer sous l'angle symbolique tels objets, actes ou circonstances qui sembleraient dresser à certains carrefours de ce livre une silhouette toujours malencontreuse de poteau indicateur.


L'explication symbolique étant en général un appauvrissement tellement bouffon de la part envahissante de contingent que recèle toujours la vie réelle ou imaginaire, qu'à l'exclusion de toute idée indicatrice la seule notion brute et très accessible autour de chaque événement, de circonstances fortes et de circonstances faibles, pourra dans tous les cas, et ici en particulier, lui être substituée avantageusement. La vigueur d'elle-même convaincante, de "ce qui est donné" comme dit si magnifiquement la métaphysique, dans un livre comme dans la vie, devrait exclure à jamais toutes les dérobades de la niaise fantasmagorie symbolique et nous inciter une fois pour toutes à un acte décisif de purification"(1).


Si dès son premier récit, l'écrivain a éprouvé le besoin de mettre en garde ses lecteurs et la critique littéraire contre l'explication symbolique, c'est que son récit pouvait en donner le prétexte. Il ne lui a pas échappé que tel ou tel événement, tel ou tel personnage faisait écho dans l'esprit du lecteur à des réminiscences philosophiques, littéraires ou à des rapprochements autres.


Julien Gracq, en poète, en surréaliste, refuse, à juste titre, les symboles arbitraires, conventionnels, car ils ne laissent aucune place à la part de "contingent que recèle la vie réelle et imaginaire", c'est à dire au hasard, à ce qui "peut" arriver, contrairement à ce qui "doit" arriver "nécessairement".


Les symboles sont un frein à la création artistique dans son libre développement, dans la mesure où le symbole qu'il soit religieux ou autre, est un carcan, une entrave, dont l'artiste ne peut se libérer. Julien Gracq n'a pas fait une traduction de la vie réelle en objet, circonstances, sous le couvert du symbole. Il a seulement créé un monde totalement imaginaire, mais dont les assises empruntent au réel certains mots, certains nom, dont l'étymologie par exemple peut être révélatrice. C'est seulement dans cette mesure que les symboles se lisent dans l’œuvre de Gracq "en énigme et à travers un miroir" (2), selon sa propre formule employée au sujet d'Ernst Jünger. Cette énigme nous ne tenterons pas de la résoudre mais de reconstituer (avec prudence) certaines de ses diverses composantes. Et à travers le miroir que le lecteur place entre le texte et lui-même, peut-être percerons-nous parfois le mystère de l'écriture. L’œuvre de Gracq, nous l'avons vu est le contraire d'une œuvre réaliste. C'est une œuvre poétique et pourtant tout y est minutieusement décrit.


L'action vague et imprécise baigne dans un décor solidement planté, dont la géographie et l'histoire n'ont plus de mystère pour nous, où les femmes et les hommes portent des noms d'opéra (3) aux résonances étrangères et où les lieux nous donnent une impression de déjà vu : Orsenna serait-elle la Venise du désert ? On ne saurait évoquer ici les récits de Gérard de Nerval ou d'Alain Fournier. Il y a en effet chez Gracq un monde créé à partir de nom plus ou moins fabuleux : Orsenna, Farghestan, Marino, Vanessa, Braye-la-Forêt, Hal, Tängri, Saint-Vital, Rhages, Saint-Damase... Et nous brûlons de percer un peu de leur mystère, de voir ce qu'ils évoquent pour nous et peut-être même pour l'écrivain.

Marguerite-Marie Bénel-Coutelou, Magies du Verbe chez Julien Gracq, Thèse pour le Doctorat de troisième cycle de Littérature française, Université Paul Valéry de Montpellier, Novembre 1975.