Vers la conquête d'une unité
 

Les romans de Julien Gracq sont semblables aux préludes qui ouvrent les opéras de Wagner (1) : le départ y est assourdi, lent, monotone mais étrangement envoûtant. La structure romanes-que obéit aux mêmes lois dans chacun de ses romans : le héros arrive dans une contrée qui paraît abandonnée, endormie, rappelant par là les forêts et les châteaux du Moyen-Age, frappés de malédiction et de sommeil en attendant la venue du libérateur, du sauveur (2) ; la région d’Argol est inanimée et déserte lorsqu’Albert arrive au château, mais pourtant elle semble tisser des pièges autour des personnages dont elle aura finalement raison (3). Les estivants de l’hôtel des Vagues (4) sont victimes d’un ennui et d’un désœuvrement "distingués" avant l’interruption brutale du "Beau Ténébreux" dans le champ de leurs préoccupations.


On retrouve ces mêmes symptômes dans Un Balcon en Forêt dans Le Roi Cophétua où la saison, l’heure, et la solitude ne sont pas sans frapper le narrateur. Mais c’est dans Le Rivage des Syrtes, nous allons le voir, que cet ennui, cet enlisement, cette "petite mort", sont les mieux étudiés.


En résumé, dans les romans de Gracq, des personnages, des paysages, des objets sont en situation. Ils sont donnés, tels des pantins, sur la scène d’un théâtre, attendant que les trois coups ne soient frappés (5). Dans la structure romanesque habituelle le lever du rideau a lieu avec le premier mot de l’écrivain ; chez Julien Gracq il n’en est pas de même : le lecteur assiste à ce réveil lent, progressif et fascinant. La matière même du roman, est exposée attendant d’être "regalvanisée" (6) par un coup de baguette magique, donné par celui qui lui donnera forme, en lui permettant de jouer son rôle. Cette préparation, cette attente (7) sont peut-être ce qu’il y a de plus beau dans les récits de J. Gracq, car elles traduisent un désir proche du désir de l'amour où tout est plein de promesses.


La structure du roman Gracquien est une structure du dépassement. Nous tenterons à travers plusieurs exemples de montrer ce processus de dépassement ; la matière est donnée, que ce soit un pays, Argol, un groupe d’estivants (8), une amirauté endormie, une frontière franco-allemande en état de "drôle de guerre" (10).


L’univers est celui du chaos primitif, de la damnation ou de la dissonance (11). Il y manque l’étincelle qui réveillera Argol, la Bretagne d’Un Beau Ténébreux, les Syrtes ; dans cet univers informe qui rappelle les tableaux de Tanguy (12), l’être humain est également enlisé, perdu. Le héros Gracquien est un être qui s’ennuie : il attend quelque chose sans trop savoir quoi. La révélation viendra, non pas de lui-même mais d’un autre : Albert sera initié par Herminien (13), Christel par Allan (14), Aldo par Vanessa (15), Granges par Mona (16), la narrateur du Roi Cophétua par la Servante. Et les romans Gracquiens se résument à cette magnifique attente de l’initiation à l’amour, au monde de l’art et de la suprême connaissance.


Une fois l’initiation faite, selon un processus que nous étudierons (17), nous nous poserons le problème fondamental, nous semble-t-il de l’œuvre Gracquienne qui est celui de la conquête de l’unité (18). C’est par l’intermédiaire de l’Hégélianisme et de l’ésotérisme que le Surréalisme a fait sienne cette idée que l’homme est double, à la fois matière et esprit. La héros Gracquien plus que tout autre est enfermé dans la matière. Un poème de Liberté Grande qui emprunte son titre "written in water", à l’inscription que Keats fit graver sur son tombeau (19), est la parfaite illustration de ce double aspect de l’homme :

"Certes, il ne dure d’être condamné à cette malédiction de l’épaisseur. ce corps comme une outre plombée, pourrissant comme tout ce qui a ventre, et toute la servitude humaine dans ce mot, mot qui décapite les étoiles, le plus dérisoire, le plus clownesque que recèle le langage, graviter" (20).


Afin de donner plus de clarté à notre démonstration nous avons choisi pour chaque chapitre, à savoir la "matière", le "travail sur la matière", "l’initiation" et enfin la "conquête de l’unité", des textes précis qui nous ont paru le mieux illustrer notre propos. Certes, dans la mesure où la structure de l’œuvre de Gracq est très cohérente, chaque roman ou presque aurait pu illustrer chaque partie, mais nous nous sommes attachés à considérer plus particulièrement les plus caractéristiques. C’est ainsi que les eaux croupissantes du Rivage des Syrtes que gouvernent des vieillards du fond de leurs palais ensommeillés nous ont paru comme les éléments les plus significatifs de cette matière du récit Gracquien, “la matière même, inconnue et innommable, du chaos primitif (…)” (21).

Marguerite-Marie Bénel-Coutelou, Magies du Verbe chez Julien Gracq, Thèse pour le Doctorat de troisième cycle de Littérature française, Université Paul Valéry de Montpellier, Novembre 1975.